Entre la représentation et la mémoire - Symboles et identité – Par Badr Sellak (2ème partie)

5437685854_d630fceaff_b-

Hajjaj, artiste éclectique, re-contextualise dans l’imagerie pop art ‘’l’aïeul peintre vertueux’’, tels Melehi, Chebàa ou Farid Belkahia confrontés à la réinvention de la culture nationale d’après l'Indépendance

1
Partager :

L'Afrique au firmament du Siel – Par Badr Sellak

Le paysage curatorial contemporain parvient à démonter une curiosité envers l'accumulation intergénérationnelle des inspirations et des réflexions plastiques entre les différentes générations d'artistes marocains. Certains thèmes se sont avérés d'une importance accrue, et plus persistants, en différentes formes et à travers différents motifs, dans la production artistique locale. La génération émergente d'artistes marocains, même si elle partage la même affinité pour ses questions, elle s'est formée au sein d’une expérience culturelle plus éclectique, soulignant la particularité d’une perspective inédite.

Si les motifs des tapis berbères, l’abstraction géométrique et l’esthétique Sufi, couplés à la vocation de l’art destiné au grand public, composaient le paysage artistique où se sont initiés Melehi, Chebàa et Farid Belkahia – les artistes marocains pionniers, des années 1970, confrontés à la réinvention de la culture nationale d’après l'Indépendance -, les artistes contemporains, eux, créaient leurs mouvements dans une aire différente. La pratique artistique fait désormais face aux implications de la technologie digitale. Cette novation aurait permis d’établir de nouvelles formes artistiques et des méthodes inédites, mais présageait aussi la multiplicité des représentations et des récits, surtout au vu du changement de paradigme qu’a connu le paysage médiatique. L’implication en est le rapport avec l’image et ses singularités.

« La concentration de l'art, telle que nous la connaissons de nos jours, n'a commencé au Maroc qu'au milieu du XXe siècle, quand les artistes marocains pionniers confrontaient la question de l'identité, d'où l'intégration de la calligraphie et de l'iconographie amazighe et de différents matériaux dans l'art », indique Hicham Matini, jeune artiste marocain, dans une interview. « Même aujourd’hui, certains aspects symboliques de cette expérience demeurent plutôt subtils et non documentés. La redécouverte de ces recherches s'apparente à la réécriture de notre propre histoire. Ainsi, l'art peut aussi jouer le rôle d'archive ou de documentation de notre expérience collective ».

Il suffit de noter ce parallèle entre les artistes marocains de chaque génération. Les explorations convergent dans un point commun, une révision des codes de la mémoire culturelle, et la recherche de leur particularité. Tandis que Melehi et Belkahia s’alignaient dans une lignée d’artisans ; on peut imaginer Melehi dans son fameux studio dans un quartier populaire à Casablanca, au plein regard des passants, et du volume de la radio ; ou encore l’adage emblématique de Belkahia : « la tradition est le future de l’homme ». Ces artistes s'inscrivent volontiers dans une tradition prônant la démystification de l’art des cercles initiées et académiques, et son rapprochement du grand public ; l’idée sous-jacente de la genèse de l’art moderne marocain, et dont les reliquats se manifestent aujourd’hui dans les approches curatoriales. Dans son papier intitulé Casablanca’s Gift to Marrakech, Maya Jaggi évoque « le renouveau et la décolonisation culturelle que les artistes marocains pionniers se sont efforcés d'accomplir dans les premières années de l'indépendance », et « l'héritage de cette impulsion idéaliste pour créer un mouvement d'art moderne enraciné au Maroc mais ouvert sur le monde ».

Pour leurs successeurs, la réinvention de la culture s’impose par ses propres conditions. Les explorations des artistes marocains contemporains comme Nazih, Matini, Hajjaj, et bien d’autres, s’informent d’une expérience universelle ; un pastiche artistique d’influences, d’esthétiques et de références qui remet en contexte les symboles culturels et leur singularité. Le leitmotiv qui se manifeste en contraste est en effet le retour au passé et la révision des récits culturels ; un effort artistique pour situer la culture et son avenir, dans un monde qui lui devenait étrange. Au début du siècle, au moment où le support digital s’annonçait de plus en plus omniprésent, ou la reproductibilité infinie de l’icône se révéla une possibilité, ce n’était plus un simple acte de nostalgie, ou des références à la pop culture qui captivait l’imaginaire et le contexte culturel de la fin de l’histoire, mais plutôt la recherche de nouvelles formes, la conception du radical, en redécouvrant les vestiges des expériences plastiques passées, et leur potentiel inaccomplie.

De nos jours, si les références aux symboles reconnus, l’évocation de la mémoire et la résonance de ses concrétisations deviennent un trope récurrent dans l’œuvre de plusieurs artistes marocains contemporains qui partagent ce penchant, cela soulève aussi des questions à remettre en cause le caractère inédit des concepts, et la novation des visions et des explorations. Est-ce que de nouvelles visions, de nouveaux mondes, sont conçus ? L’essor avant-gardiste ayant caractérisé une majeure époque du 20ème siècle, s’est défini par la quête téméraire d’une conception du monde sans précèdent, à contrer les majeures problématiques de l’époque ; chose qui semble de plus en plus éphémère, donnant lieu à ses questions. « Comparer n’est pas parer. Bien à l’inverse, cela signifie : "Vous ne faites que ‘copier’ ce qui a déjà été réalisé" » indique Anis Hajjam dans une chronique sur l’exposition How Real is Real, « Ceux qui citent sont ceux qui espèrent étaler leurs connaissances au mépris de l’œuvre qui se présente à eux ».

La résurgence de ces motifs prône de reconstruire la représentation emblématique de la région, et les contradictions qui en résulte au vu des constantes mutations sociales et les enjeux d’un modèle socio-économique susceptible de déterritorialiser les symboles. Ces réflexions tentent surtout de situer la culture et la représentation contemporaine dans le temps. Certes, ces explorations ont connu une transformation paradigmatique après l’induction des nouvelles techniques et supports, permettant aussi l’exploration d’une direction plus conceptuelle.

Entre la tradition artisanale et l’art à vocation publique de Melehi et la reconstruction d’un imaginaire collectif à travers des icônes re-contextualisées dans l’imagerie pop art de Hajjaj ou Matini, ou encore les scènes oniriques de Nazih, toute une différence en termes de rhétorique, d'approche et d'esthétique. Les deux loin d'être antipodes, ce parallèle permet d'illustrer l’étendue de cette fascination auprès des artistes, et sa place dans la culture visuelle d’aujourd’hui. Une continuité des inspirations se manifeste ; une accumulation des réflexions. Ainsi, le retour au passé implique la redécouverte des possibilités inachevées des explorations artistiques et culturelles des générations passées, et une contribution à ce canon intergénérationnel.

Nazih et Matini, en particulier, lorgnent la transformation constante de notre ère, les enjeux d’un mode consumériste, et ses implications. Leurs œuvres confrontent les particularités d’une ère assaillie par la dissémination accrue des images et des icônes, et le ressassement des symboles. Derrière les signes réitérants, de nouvelles idées s’incrustent, leur donnant de nouvelles significations. Cette réinvention des symboles, et la déconstruction de leurs antipodes, éprouvée dans l’œuvre de Nazih, Matini et autres, surpasse la nostalgie ou la redécouverte de la culture, et remet en cause une question plutôt primordiale : qu’est-ce qui distingue notre expérience collective ? Notamment, quand le lien historique entre chaque époque devient aussi inconstant que le sens et les significations transmises par symboles largement reconnus et ressassés.