Un cadavre dans le consulat

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« Le cadavre du consulat ». Pour en deviner le fond, il faut jouer au Cadavre exquis. Son affaire est un imbroglio dont on ne sait que ce que l’on a voulu laisser voir, dire ce que juste la cible du message doit recevoir

Une fois j’ai écrit sur Taoufik Bouachrine, la semaine de son arrestation. Pour m’interroger sur qui juge-ton ? Le présumé violeur-harceleur-abuseur ? Ou le journaliste sans concession au ton excessif ? J’ai tranché en disant qu’il est poursuivi certainement pour l’ensemble de son œuvre. J’ai ajouté que quand on fait les choix qui sont les siens, on doit être à l’image de la femme de César, insoupçonnable. Ne pas laisser à l’eau le moindre interstice par où s’infiltrer. C’était pour moi une position en demi teinte qui a l’avantage-inconvénient de ne convenir ni à ses amis ni à ses adversaires.

Depuis je me suis tu. Mais voilà que dans la foulée de l’assassinat du turco-saoudien Jamal Khashoggi, le fondateur d’Akhbar Alyoum s’est rappelé que « le cadavre du consulat » l’aurait mis de son vivant en garde contre des articles critiques pour l’Arabie Saoudite. Ils l’exposeraient aux foudres des Saoudiens là-bas si d’aventure l’envie d’embrasser la pierre noire le prenait, voire qu’il pourrait lui arriver malheur ici-même dans une sombre ruelle de Rabat. L’association aux relents mégalomaniaques de leurs deux images m’est apparue troublante d’autant qu’il n’a rien à gagner  de son éruption dans une affaire une ou deux taille supérieure à sa carrure.

C’est que Khashoggi est autre chose qu’un journaliste qui a croisé sur son chemin une sorte de prince fou qui ne force pas la sympathie. Assez fou pour se retrouver fortement soupçonné d’être l’unique commanditaire d’un assassinat que seul un esprit dérangé pouvait mettre en scène, laissant à l’abracadabrantesque la gloire de disputer la palme au grotesque. Pour en finir avec ce visage du scandale, Mohamed Ben Salman apparait dans ce mauvais film, et depuis son avènement à ce rang, comme un personnage immature, gâté, non pas comme pourrait l’être un enfant choyé, mais un fruit atteint.

Par le lignage, par son histoire et la densité de son réseau, par sa formation et sa proximité avec les soleils qui font la pluie et le beau temps dans ce monde, neveu de celui qui fut à l’échelle internationale un incontournable marchand d’armes et dans les années 80 l’homme le plus riche du monde, J. Khashoggi est assurément un personnage aux facettes multiples et complexes.

Mon intime conviction est qu’il n’a pas été assassiné pour excès de vitesse dans l’exercice du journalisme. Son affaire est un imbroglio dont on ne sait que ce que l’on a voulu laisser voir et dire ce que juste la cible du message doit recevoir. Dans cette gymnastique, le président turc Recep Tayyip Erdogan a été devant les députés de son parti, un grand champion olympique dans toutes les figures de la discipline.

J. Khashoggi, dans le labyrinthe des enjeux géostratégiques depuis au moins l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979,  me fait l’impression, toute proportion gardée, d’un duc Ferdinand assassiné à Sarajevo le 28 juin 1914 : la mèche mais pas la véritable raison ni l’enjeu du déclenchement de la sale guerre, la première planétaire. Du pain bénit pour Erdogan qui a en main une carte lui permettant, c’est certainement ce qu’il pense, de tenir pour longtemps Ryad par la gorge et franchement s’immiscer dans ses affaires intérieures.

Derrière les rideaux ni opaques ni transparent, on devine défiler la sourde guerre que livre le wahhabisme à la concurrence des Frères musulmans dont Khashoggi exhale l’odeur, on voit Qatar toute à sa joie de dédier, pourquoi s’en priverait-il, la chaîne Al Jazeera à l’affaire et on soupçonne fortement comme d’habitude les Etats Uniens de jouer une comptine à plusieurs mains pas toujours bien accordées.

Dans les seconds rôles, émerge de temps en temps Walid Ben Talal ou s’exprime le prince marocain Moulay Hicham. En familier des arcanes, il nous guide dans les coulisses des luttes de pouvoir. Sur l’essentiel, son éclairage est juste, il n’a que deux fois tort. Quand il réduit son ami J Khashoggi à une simple victime de la liberté d’expression et lorsqu’il veut nous faire croire que les violences de Mohamed Ben Salman sont en rupture avec les traditions en cours dans la société saoudienne. Un Royaume d’une rare violence ancrée dans son histoire, où, dans sa seule face visible, l’on décapite en public, l’on fouette les adultères et        
l’on estropie les voleurs à tour de bras. Ceux qui auraient encore des doutes je les invite à parcourir Histoire de la Mecque, De la naissance d’Abraham au XIème siècle de Ziauddine Sardar (Payot).

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