Le bon, la brute et le théâtre

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[caption id="attachment_56761" align="alignnone" width="605"]tiyab2 Tayeb Seddiki - Ahmed MASSAIA[/caption]

*Ecrivain, Enseignant de litt?rature dramatique, Ahmed Massaia a longtemps dirig? l?Institut sup?rieur d?art dramatique et d?animation culturell

Hommage ? Tayeb Saddiki

??Il faut que l??il soit tr?s vif pour percer le masque noir enchev?tr? des cheveux, des sourcils et des cils, de la barbe et des moustaches. Un ?il qui veille. Un ?il arabe qui se soigne et s?embellit d?une tra?n?e de ce collyre d?antimoine d?un usage imm?morial?: le kh?l??.

Voil? le portrait de Tayeb Saddiki dress? par l?un des plus grands critiques de th??tre fran?ais J.P. P?roncel-Hugoz dans un article du Monde intitul? ??Profil d?un intellectuel arabe?: Tayeb le v?ridique??. Ce bref portrait r?sume ? lui seul la sp?cificit? d?un homme parfois adul? et respect?, parfois craint et jalous?, mais un homme qui r?sume ? lui seul toute l?histoire du th??tre marocain, un homme ? l?allure imposante que l?on a surnomm? l????Orson Welles?arabe??.

Il faut beaucoup de recul et d?humilit? pour percer le myst?re de cet homme d?routant, ? la vie passionnante o? il n?y a aucune gratuit? dans tout ce qu?il entreprend, en bien comme en mal. Tout est calcul? chez lui. Rien n?est spontan? et irr?fl?chi. Dans sa vie comme dans ses cr?ations. L?homme ne laisse rien au hasard. C?est ce qui lui a permis de cr?er les ?uvres les plus magnifiques que l?on sait, Al Harraz, Abou Hayane, Mahjouba, qui a permis ? des groupes de musique d?exister comme Nass El Ghiwane, Jil Jilala ou Tagada, qui a form? un nombre incalculable de com?diens et de techniciens de la sc?ne.

Quand on veut parler de Tayeb Saddiki, on ne peut le faire qu????en vrac?? pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Tayeb, une reprise de l?opuscule ??Par c?ur??. Car, comment relater l?histoire de cet incommensurable homme de th??tre sans passer des jours entiers, des nuits enti?res, ? compulser documents, photos et surtout les innombrables anecdotes racont?es par ceux qui l?ont c?toy? de pr?s, pour parler d?une vie aussi dense et riche d?un homme qui, d?s son jeune ?ge, va conna?tre une cons?cration foudroyante, qui va susciter l?admiration de gens c?l?bres comme Hassan II ou Jean Vilar?

Comment rendre compte d?un homme qui a travers? de bout en bout, avec force et grandeur, le th??tre marocain?? Comment parler d?un artiste pr?coce qui fut c?l?br? d?s ses d?buts sur les planches comme ??l?un des meilleurs com?diens comiques du monde?? par la presse parisienne ? Beaucoup de th?ses et de m?moires ont ?t? ?crits sur l??uvre de Tayeb Saddiki. A-t-on pour autant ?puis? la pens?e th??trale de Tayeb?? Je ne pense pas. A-t-on p?n?tr? la vraie nature de cet homme?? Je le pense moins. L?ambivalence de ce personnage hors norme d?route plus d?un.

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On le dit arrogant et impitoyable quand on parle de sa personne. Il n?est ni ceci ni cela. Et quand il lui arrive de l??tre c?est pour r?pondre ? la b?tise humaine, ? ceux qui jugent h?tivement ou cherchent, comme les papillons la nuit, de la lumi?re aupr?s de lui ? et ils furent une multitude ces papillons de l?imposture. Car derri?re ce masque devenu familier pour tout un peuple et au-del? m?me des fronti?res, il y a une sensibilit? ?norme, une sensibilit? ? fleur de peau qui sait s?attendrir sans le montrer parce que orgueilleux et fier. P?roncel Hugoz le dit encore?: ??Chez Tayeb le v?ridique, homme de divertissement, homme d?action, il y a peut-?tre aussi un insondable fond de m?lancolie??. Comment ne pas avoir un orgueil hypertrophi? en effet quand on sait qu?il fut mis aux nues ? un ?ge o? l?on se cherche encore, ? un ?ge o? l?on fait ses premiers pas dans un m?tier qui n?cessite de longues ann?es d?apprentissage et de maturit? ? Il le dit lui-m?me dans son livre ??En vrac???: Au th??tre, on est rarement aim?, on est parfois admir? ?. Et moi je dis, cher Tayeb, tu seras toujours admir? m?me si l?on ne l?avoue qu?? demi mot.

Ma premi?re vraie rencontre avec Tayeb Saddiki fut empreinte de th??tralit?. Quelques mois apr?s ma nomination ? la t?te de l?ISADAC, la secr?taire entra pour me dire qu?un certain Mohamed Zouha?r voulait me voir. Je connaissais Mohamed Zouha?r comme ?tant l?un des com?diens de Tayeb Saddiki. Je lui dis de le faire entrer. Il me remit un mot ?crit de la main de Tayeb Saddiki sur un petit carton ? l?ent?te du Th??tre Mogador. J?y lisais?:???Je suis au triangle rouge. Sign? Tayeb Saddiki??. Je remerciai le messager et commen?ai ? r?fl?chir sur cette mani?re de proc?der, un peu cavali?re, me disais-je. Quand on va voir quelqu?un, on ne s?arr?te pas ? mille lieues en demandant ? l?autre de venir ? lui. Il monte les quatre ?tages. Puis je me dis?: Oui, mais?! qui est cette personne?? C?est Tayeb Saddiki, bien entendu. Et moi qui suis-je par rapport ? Tayeb Saddiki?? Non, pas en tant que personne, mais dans le cadre du travail, dans le cadre du m?tier qui nous lie d?sormais?? Je d?posai le billet et descendis les marches pour aller le voir au caf? o? je ne mettais g?n?ralement jamais les pieds. Il ?tait l?, attabl? ? l?ext?rieur, griffonnant sur un calepin. Il leva ? peine les yeux vers moi et me demanda de m?asseoir. Je le saluai et pris une chaise ? c?t? de lui. Je ne me rappelle plus ce qu?on s??tait dit ? ce moment-l?. Sans doute rien qui vaille. L?entretien n?a dur? que quelques minutes. Je retournai ? mon bureau.

Deux ou trois ann?es apr?s, nous nous sommes rencontr?s, lui, moi et Ahmed Snoussi ? Avignon. Dix jours magnifiques o? l?on ne se quittait presque pas. Je lui posai la question suivante?: Tayeb, duis-moi?! le jour o? tu es venu ? Rabat et que m?as envoy? un billet par l?entremise de Zouha?r, c??tait un acte d?lib?r?, n?est-ce pas?? Il sourit et acquies?a ? peine. Il me dit apr?s?: Je savais depuis ce jour-l? que tu allais r?ussir dans ton travail en tant que directeur de cette institution. J?avais d?cid? de t?aider ?. Notre amiti? ne s?est jamais ternie depuis.

La premi?re fois que je suis all? chez Tayeb Saddiki dans la rue Al Manar au quartier chic d?Anfa, je ne fus nullement ?tonn? d?avoir l?impression d??tre entr? dans la caverne d?Ali Baba. J?en ?tais presque habitu? ? cause, bien entendu, du personnage qui, comme un aimant pur, avait du drainer de millions de choses autour de lui et pour avoir plusieurs fois regard? sa demeure ? la t?l?vision. J??tais ? peine install? dans le canap? qui faisait face au fauteuil imposant o? il ?tait ?ternellement assis, quand il me demanda, avec l??il malicieux qu?on lui conna?t, si je n?avais pas envie d?aller? pisser. Je fus bien entendu ?tonn? de cette question un peu saugrenue. Pour simple r?ponse, je lui adressai un sourire timide o? il y avait de la perplexit? plut?t que de l??tonnement. Il r?p?ta la question malicieusement puis il me demanda express?ment d?aller faire un tour aux toilettes. Je compris enfin qu?il y avait anguille sous roche. Je me levai. J?allais ? peine lui demander o? se trouvaient les toilettes quand il m?indiqua le chemin, sans m?me lever la t?te vers moi. ??L?envie vient en pissant?? me dit-il tout en continuant ? griffonner sur un cahier d??colier. Je saurai, longtemps apr?s, qu?il demandait cela ? tout visiteur qui venait chez lui pour la premi?re fois. Etait-ce pour en imposer d?s le d?but?? Etait-ce juste une plaisanterie de sa part comme il a coutume de le faire?? Je ne sais pas. Mais je crois que?

Sur les quatre murs des toilettes ?taient accroch?s un nombre incalculable de petits cadres o? reposaient tranquillement des photos de personnalit?s de tous bords, en politique comme en art. de Hassan II au Shah d?Iran en passant par Yasser Arafat, Shimon P?r?s ou le Pr?sident Bourguiba, le Roi de Jordanie, des artistes du monde entier comme Francis Blanche ou Isma?l Yassine, mais aucun anonyme, aucune photo avec une vieille femme ou un enfant de Palestine ou quelque paysan des ?les lointaines. Tayeb ?tait un grand. Il ne devait c?toyer que les grands?! La liste est longue, tr?s longue, parce que le parcours de Tayeb Saddiki est long, dense et riche.

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Dans son dernier livre intitul? ??En vrac?? Tayeb dit?:

??L?artiste au soir de sa vie n?est plus qu?un visage t?n?breux frapp? de noire m?lancolie

La m?lancolie, vieille compagne du vieil artiste.

Adieu les soir?es heureuses et rieuses, Adieu jeux, flirts, badinages et marivaudages.

Adieu p?tillement du champagne et bonsoir, Prenez place madame ma Camomille?!

Et vous mademoiselle Verveine, Approchez?!

Tous les bonheurs et les malheurs sont oubli?s.

Dor?navant tout est r?gi par ?la peur et le chagrin.

Le pr?sent, lui-m?me, devient pass?.

Adieu fortune, honneurs. Adieu gloire et chasseurs d?autographes.

Tu habites dor?navant un long et interminable silence.

Tu chemines, seul, le soir sur les routes de l?anonymat, drap? dans ton manteau de froidure.

Et quand tu sentiras que tu n?es plus aim?. Tu mourras le c?ur plein de rides.

Le th??tre te servait pour te cacher.

Tu te cachais en t?exhibant.

Rideau?! La com?die est finie?!

Mort

Notre ombre

Mort

Notre compagne

Mort notre d?livrance.??

Il la voulait cette mort parce qu?il la craignait. Il la voulait parce qu?il ?tait incapable de cr?er parce que c??tait sa vie. Et moi je dis?: Tu ne mourras jamais comme ne meurent jamais les vrais cr?ateurs. Tes spectacles resteront inscrits en lettres d?or dans la m?moire du th??tre marocain.

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