FIFM : ''Rewind and Play'', les coulisses d'une interview ratée de Thelonious Monk

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Photo prise le 1er décembre 1969, le pianiste et compositeur de jazz américain Thelonious Monk se produit à la salle Pleyel à Paris, la capitale française. Le grand jazzman afro-américain Thelonious Monk est apparu à la télévision française en 1969. Des décennies plus tard, un nouveau documentaire de Gomis montre des scènes coupées de l'interview originale qui donnent un aperçu gênant de la race et de l'image des musiciens noirs à l'époque. (Photo : Eleonore BAKHTADZE / AFP)

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Par Kaouthar OUDRHIRI (Bureau de l’AFP à Rabat)

Dans un documentaire présenté au Festival International du Film de Marrakech, "Rewind and play", le réalisateur Alain Gomis exhume des images d'archives du jazzman Thelonious Monk, jetant une lumière crue sur le regard biaisé que les médias pouvaient poser sur un artiste noir en 1969.

Le réalisateur et scénariste franco-sénégalais Alain Gomis est photographié lors d'une interview avec l'AFP avant la 19e édition du Festival international du film de Marrakech au Maroc, le 15 novembre 2022. Le grand jazzman afro-américain Thelonious Monk est apparu à la télévision française en 1969. Des décennies plus tard, un nouveau documentaire de Gomis, montre des scènes coupées de l'interview originale donnent des aperçus inconfortables sur la race et la représentation des musiciens noirs à l'époque. (Photo : Jalal MORCHIDI / AFP)

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"Bernard, il vaut mieux supprimer", rouspète l'intervieweur, le musicien Henri Renaud, après une réponse qu'il ne juge pas "sympa" du célèbre pianiste américain, dans ces extraits jamais montrés d'un entretien à la télévision française pour l'émission "Jazz Portrait".

Ces rushs, qu'il a découverts par hasard, ont été montés bout à bout sans commentaires par le Franco-Sénégalais Alain Gomis dans "Rewind and play", un documentaire de 66 minutes présenté cette semaine au festival du film de Marrakech (11-19 novembre), dans le centre du Maroc.

Gomis y porte un regard captivant sur le pianiste afro-américain "en renversant l'angle avec lequel ces images ont été filmées", explique le réalisateur, interviewé par l'AFP en marge du festival.

"Je voulais montrer la machine qui fabrique des points de vue, tout sauf neutres. Et comment la télévision montre un musicien noir à cette époque", ajoute-t-il.

La scène d'ouverture donne le ton : un plan serré sur le compositeur du légendaire "'Round Midgnight", regard vide, front en sueur, face à un journaliste bavard, dépourvu d'empathie pour son interlocuteur.

Un mur d'incompréhension semble se dresser entre Henri Renaud et Thelonious Monk tout au long de l'entretien, suscitant des moments d'hilarité.

Henri Renaud interroge par exemple le pianiste sur son premier concert à Paris en 1954 (Salon du Jazz). Monk répond qu'il ignorait être connu en France, avant de signaler qu'il a été le musicien le moins payé du festival.

Le journaliste coupe court et dit tourné vers la caméra: "Bernard (réalisateur, ndlr), il vaut mieux supprimer (ce passage, ndlr). C'est désobligeant, il ne faut pas en parler".

"Condescendance" 

"We don't say that, it's not nice (on ne dit pas ça, ce n'est pas sympa)", lance-t-il au musicien qui répond alors incrédule: "it's not nice ? (Ce n'est pas sympa ?)".

En préparant son émission, le journaliste fait systématiquement le tri dans les réponses, souvent magistrales, de l'artiste. "Il construit une représentation subjective gênante du pianiste et n'accepte pas qu'il sorte de ce cadre", note Alain Gomis.

"C'est comme s'il disait: « pourquoi vous crachez dans la soupe ? » Tout au long de l'entretien, on perçoit cette condescendance", estime le réalisateur de "Félicité", prix du jury à la Berlinale en 2017.

Quand M. Renaud demande pourquoi Monk a installé son piano dans sa cuisine, ce dernier répond, amusé, que c'est le seul endroit où il pouvait entrer.

Le journaliste "est pianiste aussi, il a une expérience de musicien bourgeois, ce qui n'est pas le cas de Monk. Mettre un piano dans une cuisine n'est pas une fantaisie", précise M. Gomis.

Dans "Rewind and play", qui sort en France en janvier 2023, le réalisateur expose les scènes d'incompréhension entre les deux hommes pour "mieux les déconstruire".

"On pense souvent l'archive comme un témoignage objectif. Or, l'archive porte le point de vue de celui qui la fabrique", explique le réalisateur, qui projette un biopic sur le jazzman décédé en 1982.

"Il est impératif de se ressaisir des archives et leur donner de nouvelles lectures", argue-t-il.