Kamel Daoud : un affrontement frontal entre récit officiel et devoir de vérité – Par Samir Belhasen

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Un romancier a le droit de s'inspirer du réel. Il a même le devoir de nourrir sa fiction du « Réel » et d’interroger l'Histoire et la mémoire collective

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En émettant deux mandats d'arrêt contre Kamel Daoud pour son roman Houris, l’Algérie ne s’attaque pas à un écrivain, constate Samir Belahsen, mais à la liberté de raconter une mémoire étouffée : celle de la décennie noire. Ce bras de fer littéraire révèle moins un conflit juridique qu’un affrontement frontal entre récit officiel et devoir de vérité.

“Toute activité orientée selon l'éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées : l'éthique de responsabilité ou l'éthique de conviction.”

Max Weber

“Lorsque nos intentions sont égoïstes, le fait que nos actes puissent paraître bons ne garantit pas qu’ils soient positifs ou éthiques.”

Dalaï Lama

L’Algérie vient d’émettre deux mandats d’arrêt internationaux contre l’écrivain franco-algérien Kamel Daoud lauréat du prix Goncourt 2024 pour son roman « Houris » qui exhume la « décennie noire » de la guerre civile algérienne (1992-2002).

En Novembre 2024, j’avais écrit sur ces colonnes que c’était dans l’air du temps Parisien.

Lire aussi : Goncourt : Kamel Daoud exhume la ''Décennie noire'' - Par Samir Belahsen

Le premier mandat ferait suite à la plainte déposée en Algérie, par Saâda Arbane, la rescapée, l’héroïne présumée de sa fiction.

Elle accuse le romancier et son épouse psychiatre d’avoir utilisé son histoire sans son consentement pour écrire le roman. L’autre plainte émanerait de l’Organisation nationale des victimes du terrorisme.

La justice algérienne accuse Kamel Daoud d’avoir enfreint la loi sur la réconciliation nationale. Cette loi du silence qui interdit de porter atteinte à l’image de l’État ou de ses institutions par des récits publics sur la décennie noire. Le roman avait d’ailleurs été interdit à la vente en Algérie.

L’écrivain a annoncé son intention de contester ces mandats qualifiés de « manifestement abusifs » par sa défense.

La liberté d’expression

Pour les plaideurs de Kamel Daoud il s’agit de défendre la liberté de création littéraire et le droit légitime de l’écrivain à s’inspirer du réel pour écrire.

Pour eux « Houris » est une œuvre de fiction. Si elle s’inspire de faits tragiques de la décennie noire en Algérie, il reste que les personnages et l’intrigue sont purement imaginaires.

Certains accusent les autorités Algériennes d’instrumentalisation politique de la plainte pour étouffer une voix critique envers le régime algérien. Kamel Daoud n’a jamais adhéré au narratif officiel sur la guerre civile. Les mandats d’arrêt seraient motivés politiquement.

Le romancier, selon ses défenseurs, a pleinement le droit d’exhumer l’histoire collective sans devoir obtenir le consentement individuel des personnes dont les histoires ont pu inspirer sa fiction.

D’autres romanciers célèbres ont été poursuivis pour atteinte à la vie privée.

Camille Laurens avait été poursuivie par son ex-mari pour avoir raconté des moments intimes de leur vie dans « L'Amour, roman ». Le procès avait soulevé, déjà à l’époque, la question de la frontière entre autofiction et vie privée.

Marcela Iacub avait évoqué dans son roman « Belle et Bête » ses relations intimes avec Dominique Strauss-Kahn, elle avait été condamnée à lui verser 50 000 euros et à encarter dans chaque exemplaire une note de la condamnation.

Patrick Poivre d’Arvor pour son autofiction « Fragments d’une femme perdue » a été poursuivi et condamné pour atteinte à la vie privée de son ancienne compagne.

Toutes ces affaires qui ont partagé l’opinion révèlent la réelle difficulté pour les romanciers d’équilibrer liberté d’expression et respect de la vie privée, surtout dans les œuvres proches de l'autofiction et des mémoires.

Le romancier et le réel

Un romancier a- t- il le droit de s'inspirer du réel ?

N'est-ce pas même un devoir ?

Un romancier a le droit de s'inspirer du réel. Il a même le devoir de nourrir sa fiction du « Réel » et d’interroger l'Histoire et la mémoire collective. J’ai envie d’ajouter : surtout quand le narratif officiel impose une version et impose le silence, l’omerta.

Heureusement qu’il y a une littérature qui exhume les faits réels, les événements historiques et les expériences vécues pour construire des récits qui résonnent avec les lecteurs.

Bien entendu, cette liberté de création doit respecter les limites éthiques et juridiques en respectant la vie privée des personnes concernées.

En définitive, cette affaire soulève la question délicate de la frontière entre inspiration légitime et exploitation abusive. Elle montre que le devoir d'un romancier d'interroger le réel dans le respect des personnes concernées.

La seule exploitation abusive qu’il y a dans cette affaire, c’est celle des autorités Algériennes qui veulent faire taire toutes les voix dissonantes pour imposer leur version de l’Histoire.

L'affaire Kamel Daoud n’est donc pas un conflit entre liberté artistique et éthique, c’est un conflit entre liberté et oppression.

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