Une paire de cœurs lettrés – Par Rédouane Taouil

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Deux esthètes du verbe, qu’une prose ciselée et complice unit

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Liés par la poésie et la nouvelle, Ahmed Bouzfour et Abdelkader Ouassat tissent un dialogue littéraire rare où le fantastique côtoie le réel, et où la tradition arabe s’entrelace à la modernité. Pour Rédouane Taouil, ces esthètes du verbe, dans une prose ciselée et complice, offrent un hommage vibrant à la lecture, à la beauté du mot et à la liberté de l’imaginaire.

Ce sont des écrivains ayant deux domaines de prédilection indissociablement noués : la nouvelle et la poésie. A l'instar de Jorge Luis Borges dont ils admirent le génie littéraire et partagent le vif goût du fantastique, ils sont d'inlassables hôtes du silence fertile de la lecture et du monde intime de l'écriture.  A maints égards, ils possèdent des affinités qui témoignent avec éloquence de leur profonde complicité.

Ils sont les auteurs d'un livre de dialogues autour de la vie et l'œuvre de l'un d'entre eux, « Les chevaux ne meurent pas sous le toit des étables » qui n'a guère d'équivalent. Il s'agit de conversations passionnantes parsemées de méditations à deux voix sur de belles plages de la littérature et l'art de la fiction, des musiques prenantes comme un désert et les fêtes des yeux dans les salles obscures, les rêveries portées par l'enfance et les poignets tendus à la liberté, les stations dans les cafés et le charme fatal des cieux et des lieux de Casablanca. Défiant les algorithmes des réseaux qui minent et abîment le lien social, ils poursuivent leurs échanges en donnant à dévoiler sur la toile le raffinement de la poésie arabe classique. Aussi, débattent-ils de thèmes variés depuis la louange jusqu'au thrène en passant par la célébration de l’amour et la satire, de la métrique et des expressions métaphoriques, de la grammaire et des formules proverbiales, du surgissement d'images et des sonorités, des influences et interférences. Des figures éminentes comme Abû T-Tayyib Al Moutanabbî ou Abû ‘Alâ’ Al Ma’aarï, Ghaylân Dhû R-Rumma y sont évoquées autant que des poètes arrachés à la pénombre de l’oubli pour le plaisir des passionnés des pépites et des trouvailles. L’explorateur de l’univers brigand des auteurs Saaliks, toujours surprenant, cite parmi ses lectures inspiratrices ces vers d’une poète japonaise :

 « J’ai dans la paume de ma main

Une plume gracieuse

L’oiseau qui l’a perdue

N’est pas au fait de mon bonheur ».

Ces généreux lettrés sont Ahmed Bouzfour et Abdelkader Ouassat. Maîtres de la nouvelle, ils sont tous les deux esthètes de l'intrication du réel et de l'irréel et de la conjugaison de la minutie clinique et de l'insertion du baroque. En privilégiant la densité, ils assignent à leurs récits l'idéal de la concision, qui réclame ratures et réécritures, pour garantir la délicatesse de la trame et les effets de surprise. Les nouvelles des deux auteurs, insérées ci-après (Assise à son miroir, L’amour aujourd’hui, d’une part, Les invisibles, Les lettres, d’autre part) participent de cette veine.

« Quand il se réveilla, le dinosaure était encore là ». Les arpenteurs de la littérature ne savent que trop que c'est l'une des nouvelles les plus brèves. On sait moins qu'à la question de son auteur, Augusto Monterroso, « avez-vous lu ‘Le dinosaure’ »?, une lectrice répond : « j'en suis à la moitié ». Les nouvelles de la paire des lettrés offrent de, par leur langue simple et concise, un instant privilégié de grâce de sorte que le lecteur sera sans doute enclin, non seulement, à les lire jusqu'au bout, mais à les relire.

Nouvelles d’Ahmed Bouzfour traduites par Rédouane Taouil

Assise à son miroir

La femme exilée que les siens ont mariée à un prétendant issu d'une tribu lointaine n'a pas d'autre ami que le miroir.

L'amour aujourd'hui

« Tu es mon ombre le jour

Je te traîne le matin...tu me traînes au crépuscule

A minuit je te chausse comme des souliers, je te porte comme un chapeau

Dans la nuit je suis ton ombre

Pose-moi par terre comme un lit

Éteins la lumière, dors dans mes bras

Rêve de moi ».

Il lui adresse ces vers par voie postale sans révéler le nom de leur auteur, un poète japonais suicidé. Elle lui envoie une réponse par téléphone : « si tu entends te donner la mort, n'oublie pas de me rendre mes lettres et mes photos. Je ne voudrai point être accablée d'interrogatoires dans les hôtels de police ».

Nouvelles d’Abdelkader Ouassat traduites par Rédouane Taoui

Les invisibles

Ils courent chaque jour dans les boulevards et places de la ville. Ils courent par milliers mais personne ne les voit. Ils courent dans toutes les directions. Personne ne s'aperçoit de leur existence ou leur prêtent attention.

Ce sont les invisibles.

Ils demandent secours aux passants. Jour et nuit. Ils les interpellent. Tendent leurs mains frêles. Crient : "nous sommes comme vous, nous sommes comme vous". Personne ne s'en aperçoit, ni entend leurs voix. Parfois, désespérés ou en colère, les invisibles désignent un passant parmi d'autres. Courent dans sa direction en criant. Puis se réunissent autour de lui et le tirent avec leur frêle main dans un lieu sombre. Le passant est désormais des leurs. Il devient invisible comme eux. A leur exemple, il court et demande secours.

Les lettres

Tous les matins, le facteur vient au quartier à bord de son vélomoteur.

Il frappe aux portes des appartements et maisons et remet à chacun sa lettre.

Les lettres contiennent des pages blanches vierges de tout signe.

Les résidents les reçoivent avec ferveur et les regardent avec un vif intérêt. Certains crient de joie, d'autres fondent en larmes et s'écroulent évanouis. D'autres restent, malgré tout, pleins d'espoir, dans l'attente des lettres des prochains jours.

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