Mohamed Moatassim, une passerelle entre l’idéal et le possible - Par Bilal TALIDI

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Mohamed Moatassim reçu par le Roi Mohammed VI en présence du Prince héritier Moulay El Hassan et du Prince Royal Moulay Rachid

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D'aucuns considèrent que les positions des hommes se révèlent à leur proximité avec l'Autorité et s'imaginent, par conséquent, qu'un changement s'opère chez certains suite à un passage brutal de l'extrême gauche à l'extrême droite. Ils attribuent ce changement de bord aux aspirations matérielles et à l'abandon des principes au profit du service du pouvoir ou de lobbies influents.

La posture démagogique, toujours encline à stigmatiser socialement et politiquement autrui, en particulier lorsqu'il est différent, y a recours sans complexe, surtout lorsqu'il s'agit d'un éminent chercheur qui a consacré une partie de sa vie à élaborer une thèse scientifique dans un champ de connaissance, avant d'intégrer le carré du pouvoir, cette délicate matrice où se produisent les difficiles compromis entre l'idéal et le possible.

Nous intéresse peu ici les jugements de valeur des démagogues et encore moins leurs impacts éventuels sur l'humeur populaire. Cet volet du problème relève d'une révolution culturelle que le système éducatif et l'enseignement se doivent de prendre en charge afin de modifier les approches que nous avons de nombreuses thématiques, et plus particulièrement celles de la distance entre la théorie et la pratique dans le champ politique et des dynamiques internes qui régissent le passage de la sphère des idées à celle de la politique.

Le conseiller royal Mohamed Moatassim, qui vient de décéder, illustre parfaitement la complexité de la manière dont nous évaluons les évolutions des personnes et des idées. Le défunt a été, de par son parcours académique, l'un des éminents spécialistes ayant marqué de leur empreinte le droit constitutionnel marocain, et plus précisément la théorisation des thèses constitutionnelles qui sous-tendent le système de pouvoir. Il était également l'un des hommes clés mandatés par le Roi Mohammed VI pour assumer une mission critique lors d'une phase cruciale dans l'histoire du Maroc, afin de mener avec les élites politiques et les cercles du pouvoir une série de concertations et d'échanges en vue de l'élaboration de la Loi fondamentale de juillet 2011, qui a marqué un bond en avant dans l'histoire constitutionnelle du Royaume.

Les démagogues préfèrent, comme à leur habitude, opposer le passé scientifique de l'érudit à sa position de conseiller royal, en empruntant un raccourci qui leur permet de nier à la fois et le passé et le présent de l'éminent professeur. Ils recourent à cette fin, à une comparaison trop simpliste entre sa thèse magistrale sur "L'évolution traditionaliste du droit constitutionnel marocain" et sa mission de constitutionnaliste consistant, depuis l'intérieur même des rouages du pouvoir, à concilier, à un moment précis de l'histoire, tradition et modernité constitutionnelles.

La misère des démagogues est qu'ils sont incapables de maintenir une distance raisonnable entre l'érudit et le politique, et supposent qu'étant donné que chacun a son domaine d'action et son parcours propre, la convergence entre les deux ne peut se faire qu'aux dépens de l'érudit. À leurs yeux, seul l'éloignement de l'Autorité garantirait à la science son "honneur" et sa "pureté".

À ce sujet, les politiciens et les spécialistes de la sociologie politique ne sont pas du même avis. Les premiers estiment que leur rôle consiste à réduire la distance entre l'idéal et le possible, entre la sphère des principes et la réalité du terrain. Les seconds, comme Max Weber, s'abstiennent de figer la relation entre l'académicien et le politique dans un seul schéma, tant il existe toujours une dialectique alimentée par le dialogue et l'interaction entre les deux.

En supposant même que l'érudit soit au service du politique, rien n'empêche de s'interroger sur la nature et le sens de cette relation. Le chercheur ou le théoricien met-il son expertise au service du Pouvoir pour le réformer et en rationaliser les politiques ? Ou utilise-t-il son savoir pour justifier les positions du Pouvoir ?

Le cas de Mohamed Moatassim offre une leçon importante à cet égard. Non seulement parce qu'il incarne le modèle de l'érudit au service du Pouvoir, ayant mis son expertise de constitutionnaliste à la disposition de l'Autorité pour aider le Maroc à franchir un tournant politique crucial, mais aussi parce que le Pouvoir s'est ouvert à l'érudit, et l'a intégré dans son système en mettant à profit son expertise et ses thèses afin de faire évoluer sa structure constitutionnelle et institutionnelle.

Au Maroc, l'analyse de ce modèle, que représente l'ouverture de l'érudit envers l'Autorité et vice versa, passe la distinction entre deux parcours, que certains voudraient voir parallèles, mais qui ont fini par converger.

Le premier est celui du chercheur qui, critique des approches traditionnalistes de la Constitution, aspirait à la construction d'un État démocratique moderne, cultivant chez ses étudiants et dans son espace d'influence un sens critique leur permettant de constater l'écart entre la Constitution traditionnelle de leur pays et celles des pays démocratiques, sans entrevoir de passerelle possible entre les deux types, ou d'évolution de l'une vers l'autre.

Le second parcours est celui d'un Pouvoir qui, pendant plus d'un demi-siècle, a conservé une Constitution traditionnelle concentrant le pouvoir exécutif en dehors des institutions élues.

Les démagogues se complaisent à s'arrêter à cette distinction élémentaire, sans jamais oser s'approcher, pour mieux les appréhender, des dynamiques profondes qui la sous-tendent. Ils ne s’interrogent pas, par exemple, ce qu'il en est advenu de l'écart après que le politique ait sollicité l'expertise de l'érudit, ni ce qui explique la demande d'expertise d'un côté et la réponse de l'érudit de l'autre, ni sur les résultats de cette alchimie entre ces deux protagonistes. Ont-ils consacré leur séparation ou ont-ils modifié leurs parcours respectifs et réduit les distances qui les séparaient ?

La Constitution de juillet 2011 est LA meilleure référence qui permettrait de répondre à ce questionnement. Du fait qu’elle préfigure, d’une part, l’ampleur de l’influence de l’érudit sur la politique et, d’autre part, l’étendue et les limites de l’ouverture du Pouvoir sur l’expertise de constitutionnaliste et sa capacité d’adaptation pour tirer le meilleur parti de ses thèses.

L’analogie souvent empruntée par les démagogues et qui débouche sur des résultats trompeurs fournit, curieusement dans ce cas d’espèce, une conclusion fort intéressante : la Constitution de juillet 2011, ne pouvant aucunement être taxée de traditionnaliste, se trouve assurément à mi-chemin des modèles constitutionnalistes.

Certains estiment que le changement opéré n'a pas affecté la structure du Pouvoir, puisque ce dernier conserve toujours la centralité du pouvoir exécutif. D'autres, dont des politiciens qui ont eu à tester la constitution de l'intérieur du gouvernement, témoignent de l'ampleur du changement survenu dans la structure du Pouvoir à la faveur de la Loi fondamentale de juillet 2011 et de l'élargissement des marges de manœuvre dont dispose désormais le gouvernement en matière d'élaboration des politiques publiques.

Le changement tangible tant dans le contenu que dans l’échafaudage constitutionnel donne une idée de l'ampleur et des limites de l'ouverture du Pouvoir envers l'érudit, de sa réceptivité à ses idées et de sa capacité à tirer parti des thèses du chercheur constitutionnaliste pour adapter ses structures en fonction du contexte politique.

De son côté, l'érudit a mené une autre expérience solitaire qui mérite d'être examinée et méditée. Après avoir créé, du moins dans l'esprit de ses étudiants, un fossé apparemment infranchissable entre l'idéal et le possible, il s'est retrouvé converti en artisan chargé de jeter des passerelles entre deux mondes. Sollicité, il se retrouve sous surveillance, ses limites et son influence scrutées. Contraint de redoubler d'ingéniosité pour exploiter sa connaissance des réalités objectives séparant le traditionalisme et constitutionnalisme, il lui incombait de parcourir le long et difficile chemin nécessaire pour assurer cette transition bénéfique. A-t-il été trop loin ? Certains le pensent. N'a-t-il pas fait assez ? Ils sont légion à le croire.

Mohamed Moatassim nous a quittés. Tous ceux qui l'ont connu garderont de lui ses belles qualités. Il laisse derrière lui une leçon fondamentale qui devrait servir de modèle aux étudiants, aux chercheurs et aux lecteurs, afin de créer ensemble un nouvel état d'esprit rompant avec la démagogie qui, au nom de clichés sans substance, justifie l'élimination sans discernement du passé et du présent des individus. Cela afin que tout le monde comprenne que l'expérience d'une vie simple et tranquille reproduit, sous différentes formes, le même cours de l'histoire, le même parcours en vue d'atteindre le même objectif : à savoir la réduction du fossé entre le doux rêve et la réalité objective, dure et implacable. 

Peut-être alors comprendrons-nous que l'histoire du succès est forgée dans l'effort consenti pour combler ce fossé, indépendamment de l'avancée réalisée. Peu importe si le progrès accompli n'a été que de quelques mètres, ou s'il faudraitt une lutte supplémentaire pour capitaliser sur les acquis et persévérer dans le perfectionnement des passerelles entre l'ancien et le nouveau.

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