Le tango inachevé de l’État et du secteur privé – Par Adnan Debbarh

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Le Ministre Ryad Mezzour déroule son PowerPoint : batteries électriques, hydrogène vert, usines futuristes. Le ministre a les yeux brillants, les chiffres sont là, les graphiques aussi. Dans la salle, les patrons marocains hochent poliment la tête

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Entre promesses publiques et prudence privée, le Maroc semble jouer un tango industriel désaccordé. Dans une tribune percutante et pince sans rire, Adnan Debbarh décrypte la méfiance des entrepreneurs face à un État qui change souvent les règles du jeu, et appelle à un nouveau pacte de confiance pour faire du secteur privé un acteur central du développement national. Un cri lucide pour réconcilier ambition et réalité.

Le Ministre Ryad Mezzour déroule son PowerPoint : batteries électriques, hydrogène vert, usines futuristes. Le ministre a les yeux brillants, les chiffres sont là, les graphiques aussi. Dans la salle, les patrons marocains hochent poliment la tête. Certains pianotent sur leur téléphone, d'autres sirotent leur thé en regardant par la fenêtre.

Leur silence en dit long.

Pendant que l'État mène la danse industrielle avec des investisseurs étrangers – au rythme des plans sectoriels et des inaugurations télévisées –, les entrepreneurs locaux restent assis. Leurs capitaux ? Bloqués dans l'immobilier, l'import-export, ou simplement sous le matelas. La vraie question n’est pas pourquoi ils refusent d’investir, mais comment leur faire comprendre que cette musique – celle des IDE et des grands projets – finira par s’arrêter. Et qu’après, le silence pourrait être assourdissant.

Investir au Maroc ressemble à une partie d’échecs où les règles changent à chaque coup.

Hier, une exonération fiscale ; demain, une nouvelle taxe votée à minuit. Le secteur privé a la mémoire longue : il se souvient des arbitrages soudains, des contrats remaniés au forceps, des jugements qui traînent assez pour enterrer une PME.

Un industriel de Casablanca me confiait récemment :

« On préfère louer des entrepôts que construire des usines. Les loyers, c’est prévisible. L’usine, c’est un pari sur l’État. »

La défiance n’est pas une pathologie culturelle. C’est un réflexe forgé par l’histoire. Une prudence apprise dans un environnement où la règle du jeu semble écrite au crayon à papier.

L'État croit avoir tout tenté : zones industrielles clés en main, crédits à taux bonifiés, appels à projets aux slogans accrocheurs. Pourtant, le privé boude. Pourquoi ? Parce que ces mesures, aussi généreuses soient-elles, ignorent l’essentiel : la confiance ne se décrète pas. Elle se construit. Par des institutions stables, des engagements tenus, un langage partagé. Pas seulement par des incitations fiscales ou foncières.

Ces mesures oublient aussi qu’une zone industrielle sans réseau, c’est un stade sans ballon. Un crédit sans perspective, un parachute sans avion. Un plan sans dialogue, une chorégraphie sans partenaire. Le problème n’est pas seulement l’offre. C’est le climat. Le contrat. L’horizon.

Le Maroc adore ses self-made men, ces entrepreneurs partis de rien et devenus millionnaires. Mais combien ont bâti leur fortune sur la production industrielle ? La plupart ont prospéré dans le commerce ou l’immobilier. Activités à rendement immédiat, risque contenu, et surtout... minimum de dépendance à l’aléa étatique. Le secteur privé n’est pas frileux par nature. Il est lucide.

« Pourquoi risquer 10 millions dans une usine quand je peux les placer dans un centre commercial et encaisser des loyers, sans négocier avec dix administrations ? » s’interroge un investisseur.

Mais peut-on bâtir une économie résiliente sur la rente, la précaution et la discrétion stratégique ?

Aujourd’hui, l’investissement privé au Maroc ne représente qu’un tiers de l’investissement total (33 %), contre deux tiers pour l’investissement public (66 %). L’objectif national, fixé pour 2035, est clair : inverser cette dynamique et faire du privé le moteur principal, avec 66 % de l’effort d’investissement. Mais pour y parvenir, il faudra d’abord rétablir une confiance organique entre État et secteur productif.

Tentons quelques questions pour ajuster le tempo.

À l’État :
Cessez de croire que les IDE sauveront le pays. Les multinationales ne sont pas des bons samaritains. Elles partiront dès qu’une crise éclatera ou qu’un autre pays offrira 5 % de rentabilité en plus. La souveraineté industrielle commence par la confiance en ses propres entrepreneurs.

Au secteur privé :
Assumez votre part de l’équation. On ne peut pas éternellement demander à l’État de porter le risque et à la banque de garantir le rendement. L’industrialisation est un acte de foi, mais aussi de responsabilité.

À nous tous :
Arrêtons de fantasmer sur le "modèle allemand" ou le "miracle sud-coréen". Le Maroc a ses propres atouts — logistique, jeunesse, stabilité — mais il lui manque une chose : un pacte sincère, lucide et équitable entre le pouvoir public et les forces productives.

Le secteur privé n’a pas besoin d’aumônes ni de slogans. Il a besoin d’un État lisible, équitable, contractuel.

L’État n’a pas besoin d’allégeances passives. Il a besoin d’entrepreneurs audacieux, engagés, organisés.

Sans cela, chacun dansera dans son coin, au rythme de ses propres incertitudes.

Ensemble, ils pourraient former une alliance stratégique. Mais pour cela, il faudra un jour parler le même langage et réécrire ensemble les partitions de ce tango national.

Et vous, chers lecteurs… quand oserez-vous croire à l’État ? Quand il vous donnera des garanties, ou quand vous accepterez enfin d’en exiger une transformation durable ?

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