Au Sénégal, la succession de crises a mis les âmes à rude épreuve

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Une manifestante au nom du Sénégal lors d'une marche à Dakar le 02 mars 2024, Pays d'Afrique de l'Ouest, traditionnellement stable, Il a plongé dans sa pire tourmente depuis des décennies après le report à la dernière minute par M. Sall de l'élection présidentielle, qui devait avoir lieu le 25 février 2024. (Photo JOHN WESSELS / AFP)

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Anxiété, lassitude, troubles du sommeil... l'enchaînement des crises sanitaire et politique traversé par le Sénégal ces dernières années a éprouvé le moral de nombreux Sénégalais, selon des professionnels de santé qui plaident pour un meilleur accompagnement.

Avant même que le pays n'en finisse avec l'épidémie de Covid-19, il a été le théâtre en mars 2021 d'émeutes et de pillages déclenchés par la mise en cause judiciaire d'Ousmane Sonko, principal opposant au président Macky Sall.

Le Sénégal a connu depuis plusieurs épisodes de contestation meurtrière et ces dernières semaines une crise politique aiguë née de l'ajournement du scrutin présidentiel. Les troubles se sont traduits par plusieurs dizaines de morts, des milliers de blessés et des centaines d'arrestations.

"A peine on est sortis du Covid que nous sommes tombés dans cette situation-là de chaos et de grande confusion. On est sortis d'un traumatisme, dont on n'a même pas guéri, pour retomber dans un autre traumatisme", explique le psychologue Serigne Mor Mbaye.

"Dès cet instant, on perçoit énormément de troubles du comportement, des troubles du sommeil, des situations anxiogènes (...) De façon durable, ça impacte les individus du point de vue de la santé mentale", explique ce praticien qui est intervenu dans de nombreux pays en crise, en Centrafrique, dans le nord du Mali ou encore au Niger.

Maman Lucie, Dakaroise de 57 ans, a vécu les affres psychologiques de la détention de son fils, un proche d'Ousmane Sonko, entre le 20 mars 2023 et le 4 mars 2024.

"Je ne dormais plus le soir. J'étais toujours angoissée. Je me connectais sur internet jusqu'au petit matin", témoigne-t-elle. "Tout ça va avoir des impacts négatifs sur ma santé ultérieurement, j'en suis sûre."

"Perte de sens" 

Pour Dieynaba Ndiaye, enseignante chercheure en psychologie sociale à l'université Cheikh Anta Diop de Dakar, "il y a le traumatisme de l'arrestation pour beaucoup de ces gens qui n'ont jamais eu de problèmes avec la loi".

Le médecin Abdoulaye Bousso, qui a été aux avant-postes du plan de lutte national contre le Covid-19, distingue les impacts psychosociaux très forts de la pandémie de ceux, moindres selon lui, liés aux événements politiques: "Ici, quand on a un problème politique, on le règle et on passe à autre chose".

Mais pour les deux psychologues, la succession de crises a alimenté une "perte de sens" au sein d'une grande partie des moins de 25 ans, qui représentent 60% de la population.

Le Covid-19 a mis un sévère coup de frein à plusieurs années de croissance économique soutenue. Après la reprise, l'activité a subi les retombées du conflit ukrainien.

Cette conjonction explique en partie que des milliers de Sénégalais aient emprunté ces dernières années les routes souvent mortelles de l'immigration clandestine "dans un risque suicidaire élevé", relève le professeur Mbaye, qui est allé à leur rencontre aux îles Canaries.

Mme Ndiaye cite le cas de personnes issues de la classe moyenne, qui gagnent relativement bien leur vie, mais ont quand même décidé de partir vers l'Europe en bateau ou les Etats-Unis via le Nicaragua: "C'est le reflet d'un désespoir qui n'était pas là avant, des gens qui disent: « On n'y croit plus, on laisse tomber »."

Manque de psychologues 

Serigne Mor Mbaye, qui travaille à la mise en place d'espaces d'écoute "dans les zones de prévalence de la migration irrégulière", plaide également pour une prise en charge des centaines de prisonniers qui ont déjà été remis en liberté ou sont sur le point de l'être à la faveur d'une loi d'amnistie récemment votée: "C'est pas un luxe d'écouter leurs souffrances".

Le docteur Bousso renchérit: "Il y a une attention très particulière à apporter aux prisonniers. Vous avez des jeunes qui ont été jetés en prison, des jeunes qui étaient scolarisés, qui avaient leur business. Ces personnes vont être marquées".

Dieynaba Ndiaye préconise aussi un accompagnement de ces personnes mais pointe l'insuffisance criante de psychologues dans le pays: le département de psychologie de l'université de Dakar, fermé en 1968 par le président Léopold Sédar Senghor, n'a rouvert qu'en 2021.

La première promotion, dont l'enseignement a été très perturbé par la crise politique, n'a pas encore terminé son cursus et les psychologues cliniciens sont moins de 30 dans le pays, selon l'enseignante.

"Il nous faut faire preuve d'agilité", dit Mme Ndiaye. Elle plaide pour la formation urgente de personnels de santé qui s'occuperaient d'une première écoute et dirigeraient les cas les plus graves à des psychologues ou des psychiatres. (AFP)

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