Du Renaudot (1968) au goncourt (2021), les riches heures africaines des lettres d’expression française – Par Abdejlil Lahjomri (3ème partie)

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‘’L’écriture de Yambo adopte le rythme de l’oralité lancinante. Yambo Ouologuem est un « conteur ». On ne saurait reprocher aux griots les emprunts qui colorent leurs récits, les enrichissent de nouveaux affluents et créent ainsi un nouveau récit, une nouvelle épopée.’’

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Mohamed M’Bougar Sarr, prix Goncourt 2021 dans l’émission « La Grande Librairie » où on l’interrogeait sur l’accusation de plagiat dont fut l’objet Yambo Ouologuem eut cette parole concluante : « il fut un plagiaire plus doué que ceux qu’il aurait plagié ». Le lecteur de l’époque découvrait, comme le dit Eugène Ebodé, « une pépite d’or littéraire ».  Il aurait fallu qu’il ait une vaste culture dans la « littérature – monde », une culture de critique spécialisé, pour que dans Le Devoir de violence , il découvre et dépiste les emprunts qu’on reprochait à Ouologuem.  Emprunts que bien hâtivement la critique littéraire américaine, imitée précipitamment en cela par la critique européenne qualifieront de «tricherie», «d’escroquerie», de «vol», de «faute morale», de «contrefaçon ». Prisonnières des codes d’analyse littéraire d’un classicisme suranné que le coup de boutoir de la nouvelle critique structuraliste, inspirée des travaux de Michael Bakhtine, développée par Gérard Genette, Julia Kristeva, Roland Barthes, Tristan Todorov allait détrôner, elles condamnèrent au pilori une œuvre précoce dans sa thématique et dans son esthétique. Elles crièrent « au plagiat », au moment où les concepts de « dialogisme » et de « polyphonie » de M. Bakhtine, féconds, commençaient à séduire une génération de critiques qui allait renouveler les théories de l’analyse du roman. Serait-ce à cause de ce malheureux décalage ou d’un aveuglement regrettable que cette critique  ignora et passa à côté de l’auteur que l’on peut légitimement considérer  comme son disciple, Saidou Boukoum, auteur d’un seul roman « CHAINE », dont le thème essentiel est, selon Edmond M. Faboum M. Biafu, «le désir irrépressible d’illustrer, ce qui apparait […] comme l’explication, la clé, qui permet de comprendre pourquoi l’existence du nègre est placée sous le signe de l’échec et de la sujétion ? ». Cet auteur n’emprunta rien. Elles le condamnèrent malgré tout à l’inexistence, à l’invisibilité. Comme elle contraignirentt Yambo Ouologuem à l’exil.

Le surgissement, avec la nouvelle critique de concepts d’inter textualité, d’hyper textualité, d’hypo textualité, d’archi textualité, éloigne l’analyse du récit du jugement moral et de l’appréciation éthique, pour ne se préoccuper que d’esthétique, de la fabrique du récit, de la forme et de la construction du roman. Ce qui fera dire à Julie Levasseur dans son article « Récrire la domination coloniale : l’usage du plagiat dans Le Devoir de violence  de Yambo Ouologuem que les extraits volés par Ouologuem n’apparaissent pratiquement jamais dans leur forme intégrale, puisque l’auteur les a récrits pour produire de nouveaux réseaux de sens». On a accusé Yambo Ouologuem de s’être approprié des passages des œuvres d’André Schwarz-Bart, de Guy de Maupassant, de Graham Green. Curieusement on ne mentionna pas Le Coran ni les épopées des griots.  On ne fit pas non plus attention à la source  de son art, à ce que Kathleen Gyssels appelle « son plagiat créatif », qu’il développe  dans sa « Lettre à la France nègre », ni à  sa stratégie littéraire qui consistait à user des entrecoupements de textes, de leurs croisements, de leurs combinaisons, ni à l’imitation littéraire dissimulée et parodiée, ni à sa technique narrative de la « subversion », ni  à la conversion des images et des thèmes, au point  que, selon Julie Levaseur, « les outils occidentaux se retrouvent transformés de façon à mieux rendre compte de la réalité coloniale : le plagiat d’Ouologuem pousse à l’extrême le phénomène de réappropriation et d’adaptation du langage dominant par les dominés […] En résumé Ouologuem s’empare des mots de Schawrz-Bart, de Graham Green pour produire un roman à l’identité unique ». Kateb Yacine avait dit que la langue française était un butin de guerre. Yambo Ouologuem s’en empare pour la «violenter» - serait-ce là un des sens du titre de son roman Le Devoir de violence - pour en extraire une « langue nouvelle », un récit nouveau. Revanche du colonisé, usant des mêmes armes que le colonisateur, en particulier de sa langue, pour enfin se libérer et hurler à la face désabusée des anciens dominants, opérant une inversion du mot nègre.  « Moi, un nègre, j’ai travaillé comme un blanc ».

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Cette critique, désespérément myope, ne s’apercevra pas que Yambo Ouologuem avait légitimement le droit d’emprunter la forme des contes oraux de l’histoire culturelle de son pays, d’écrire en quelque sorte l’oralité, d’en abuser, de transformer ces contes en de passionnantes épopées qui d’âge en âge berçaient de rêves et de légendes une mémoire rebelle à l’oubli et à l’effacement.  Ces légendes étaient peuplées aussi et surtout de conflits meurtriers, de génocides, de victoires, de défaites, d’effondrements, de violences de toutes sortes, de pleurs et de sang.

L’usage d’interjections comme « Maschallah ! oua Bismillah », « La illaha illallah, la illlaha illallah ! mahamadra souroulaio… » (C’est écrit ainsi dans le texte) « Allah hamdoulilai rabbi alamin !   Alif lam !  Amba, coule ouma agum. Ouassalam. Wakoul Rabbi zidni Ilman ! Amina Ya Rabbi. Amen.   L’emploi de « Vois », « Voyez », l’utilisation à la fin d’un paragraphe d’expressions comme « Une larme pour elle ». « Un sanglot pour elle ». « Le nom d’Allah sur elle et autour d’elle », « Une larme pour la négraille, Seigneur ! Pitié » font du Devoir de violence une fresque épique. L’écriture de Yambo adopte le rythme de l’oralité lancinante. Yambo Ouologuem est un « conteur ». On ne saurait reprocher aux griots les emprunts qui colorent leurs récits, les enrichissent de nouveaux affluents et créent ainsi un nouveau récit, une nouvelle épopée. En s’accaparant du genre roman, genre par essence occidental, totalement étranger aux cultures et civilisations africaines, utilisé par l’auteur colonial exotique pour « romancer » l’Afrique, et le romancier africain pour idéaliser poétiquement l’Afrique, en le coulant dans le fantastique du rythme des séquences du parler  des  griots, Yambo Ouologuem est l’un des rares écrivains africains qui ait pu se débarrasser de  l’ambivalence et de l’hybridité des Lettres africaines de langue française, de rompre ainsi  avec le  mimétisme, et d’offrir à lire une œuvre authentiquement africaine.

Yambo Ouologuem a opéré pour réussir cette prouesse technique un « détournement » esthétique qui serait, selon Julie Levasseur, « une stratégie d’appropriation des [œuvres coloniales] qui peut constituer une alternative » aux romanciers des pays anciennement colonisés. Dans cette alternative le plagiat devient un mécanisme de négociation légitime face au débalancement du pouvoir» des poncifs, codes et conventions esthétiques coloniales. Face à la toute-puissance d’une critique d’arrière-garde, aux manœuvres désinvoltes des éditeurs, au mécanisme implacable des jugements de valeur de l’éthique qui présidait à l’inventivité créatrice   devenue obsolète et désuète, Yambo Ouologuem a abandonné un combat perdu d’avance et s’est réfugié à Sévaré (Mali). A-t-il réellement abandonné, n’a -t -il plus rien écrit ? Il semble qu’il en soit autrement, qu’il ait beaucoup écrit, et que si les ayants-droits et héritiers voulaient ou pouvaient publier les nombreux « inédits » de Yambo Ouologuem, cette publication des écrits de l’exil, de la rupture, parachèvera la connaissance imparfaite, flottante, imprécise que le lecteur a de l’auteur reclus, solitaire et intransigeant, expliquera ses colères « homériques » et son refuge définitif et absolu dans le rigorisme et le dogmatisme religieux. 

A la page 427 du Goncourt La plus secrète mémoire des hommes , Diegane, étant arrivé à la fin de sa recherche d’Elimane, l’auteur du « Labyrinthe de l’Inhumain »,  aux lieux de son exil où tout lui sera révélé, dit ceci : « Une voix au fond de moi espère qu’Elimane soit revenu ici, ait écrit et laissé quelque chose ; une autre prie pour que ce soit l’inverse, qu’il ne soit jamais revenu dans son village, n’ai rien écrit  après le Labyrinthe de l’inhumain et que son destin se soit achevé dans l’anonymat […] ». On sait que Elimane est un peu Yambo Ouologuem et que Le Labyrinthe de l’inhumain est beaucoup Le Devoir de violence. Les « inédits », s’ils existent, sortiront Yambo Ouologuem de l’anonymat comme la dédicace du Goncourt l’a fait, renouvelleront la lecture du Devoir de violence comme La plus secrète mémoire des hommes vient de renouveler son lectorat. 

A moins que Yambo Ouologuem n’ait écrit des milliers de pages comme semblent le suggérer les confidences de ses proches et qu’il les ait détruites pour retourner à l’anonymat des confréries. A la page 448 du Goncourt, il y a cette scène mémorable de déchiquetage radical et intense des livres qu’une petite fille avait laissé trainer aux alentours de la maison qu’occupait Elimane : « La seconde interdiction concernait les livres […] aucun ne devait trainer devant ses yeux […] il ne s’est jamais approché de l’école, car il craignait d’y voir des livres […] il a pris un premier livre avec une main.  De l’autre il a sorti un couteau […] et il a lacéré le livre qu’il tenait […] il a poignardé le livre, il l’a tailladé.   Il a fait ça lentement, sans se presser. Mais de chacun de ses gestes sourdait une sauvagerie absolue.  Ses yeux, remplis de sang ne regardaient que les livres ». Il faut espérer que cette scène n’évoque que l’irruption volcanique de Yambo Ouologuem lors du Festival « Les Etonnants voyageurs », où il avait honni la France et tenter de détruire son roman. Qu’elle ne concerne pas les « inédits », que s’ils existaient et étaient publiés seraient la réalisation bienvenue du premier vœu de la voix intérieure du personnage « Diégane qui priait que Elimane ait écrit et laissé quelque chose avant sa mort ». 

Le portrait d’Elimane dans le village de son enfance - qui rappellerait Yambo Ouologuem dans son exil - à la fin du Goncourt se présente ainsi : « C’était une tête bien pleine. Son savoir, sa connaissance du monde, son expérience, du visible et de l’invisible, ses dons l’ont élevé au rang d’autorité spirituelle […] Le matin, il faisait des consultations mystiques dans sa chambre, sa réputation, après quelques miracles dans le village (principalement de guérisons) s’était vite établie, puis répandue. « […] Personne ne connaissait son nom musulman, Elimane. Il a toujours été Madag, pas Elimane ».

A part ses colères sporadiques à la vue des livres, c’était un homme apaisé.

La rareté des informations sur Yambo Ouologuem dans son exil, des témoignages de ceux qui l’auraient rencontré, et de ses apparitions imprévues et brutales, interdit toute connaissance de sa vie quotidienne, toute appréhension de son parcours intellectuel, de sa production littéraire ou philosophique, s’il y en avait.

Hormis quelques passages comme les paragraphes qui lui sont consacrés dans l’étude d’Anne Doquet intitulée « Des sciences humaines et l’Islam, Une voie de la recherche malienne », peu d’études renseigneraient sur cette partie sombre de sa vie.

Lire la première partie : Du Renaudot (1968) au Goncourt (2021), Les riches heures africaines des Lettres d’expression française – Par Abdejlil Lahjomri

Voici le portrait que l’on trouve dans cette étude, après cette judicieuse remarque : « L’histoire de Yambo Ouologuem et de son Devoir de violence ne connait aucun équivalent et ne peut donc être envisagée comme un modèle sur lequel pourraient être plaquées les autres trajectoires évoquées ».

« Abattu par les critiques françaises et anglo-saxonnes, il ne fut pas accueilli plus chaleureusement au Mali. Où la communauté intellectuelle manifesta son indifférence et ne lui apporta aucun soutien […] Yambo Ouologuem a trouvé refuge dans la prière et la méditation. Refusant catégoriquement toute discussion relative à son œuvre, et au-delà toute relation avec le monde occidental, il partage son temps entre le domicile de sa mère à Sévaré et la grotte de Déguembéré […] est décrit comme un homme très pieux dont la connaissance en littérature musulmane excède largement celle de ses pairs […] Son abandon dans la foi musulmane peut être lu comme un rachat vis à vis de sa famille paternelle […] Son destin illustre quoi qu’il en soit la double fracture sociale et intellectuelle qu’il subit et le refuge dans la l’islam pour lequel il opta ».

Le nom, dans le Goncourt de 2021, de l’auteur du « Labyrinthe de l’inhumain », qui ressemblerait à l’auteur du Devoir de violence Yambo Ouologuem est Elimane (الايمـــان). FOI.

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