DU RENAUDOT (1968) AU GONCOURT (2021), LES RICHES HEURES AFRICAINES DES LETTRES D’EXPRESSION FRANÇAISE – PAR ABDEJLIL LAHJOMRI (2ème partie)

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C’est la lecture du « Devoir de violence » qui a donné [à Ousmane Diara] le courage à [son] tour d’oser écrire ce dont beaucoup d'intellectuels africains ne veulent pas entendre et qui pourtant était chanté par les griots : les violences que ce continent a connues […] Les guerres qui d’ailleurs commencent à montrer de nouveau leur nez poussif, Boko Haram, Al Mourabitoune qui font subir les mêmes atrocités qu’on trouve dans Le Devoir de violence ».

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D’une lecture captivante, mais pas toujours aisé à suivre, La plus secrète mémoire des hommes du sénégalais Mohammed Mbougar Sarr (prix Goncourt 2021), ne prend toute sa dimension réquisitoire sans rupture que s’il est ramené à sa source d’inspiration, le malien Yambo Ouologuem et son ouvrage Le devoir de violence. Sans cela, sa compréhension demeurera amputée, comme l’est la connaissance des Marocains de la Littérature africaine d’expression française. En dehors peut-être de quelques travaux universitaires, la préoccupation marocaine à ce sujet est restée égocentrée sur la littérature maghrébine qui emprunte ses mots à la langue de Molière, ce qui constitue dans notre connaissance du continent une béante lacune. C’est au comblement de cette lacune que, dans cette nouvelle série de chroniques, Abdejlil Lahjomri s’attelle. Le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Maroc qui, à ce titre, s’est attaché à l’initiation de plusieurs cycles de conférences sur le Maroc dans son rapport passé, présent et futur à son continent l’Afrique, se consacre ici à nous rapprocher avec beaucoup de bonheur du Goncourt 2021 et de son livre-muse, Le devoir de violence, pour dévoiler le sens dit et non-dit de ses péripéties. Il a ainsi la volonté déclarée, à travers ces deux auteurs superposés, de nous rapprocher de notre littérature africaine et de son face à face avec l’Occident pour que ‘’cette littérature continue à fleurir de mille fleurs’’ dans une confrontation que lui comme Mohammed Mbougar Sarr espèrent féconde. 

Il y a bien eu une « affaire Ouologuem ». Elle allait inévitablement resurgir dans l’actualité littéraire récente. La   dédicace de l’auteur du Goncourt 2021 à celui du Renaudot de 1968, roman qui fut en son temps injustement vilipendé, va alimenter de multiples interrogations sur cette affaire sans que pour autant ne soient cernés les éléments qui enfin révéleraient les mystères incandescents de la triste exclusion du champ littéraire africain de l’un de ses plus marquants auteurs. 

Lire la première partie : Du Renaudot (1968) au Goncourt (2021), Les riches heures africaines des Lettres d’expression française – Par Abdejlil Lahjomri

Si l’on en croit la quatrième de couverture du Goncourt 2021, le roman de Mohamed Mbougar Sarr est « dominé par l’exigence du choix entre l’écriture et la vie ». C’est si vrai que Yambo Ouologuem qui avait choisi l’écriture dans l’enthousiasme ignorait (Comment pouvait-il s'en douter ?) que ce choix allait lui coûter la vie. Une mort sociale, littéraire, intellectuelle. Un scandale qui aurait pu entrainer un suicide mais qui affecta physiquement et moralement Yambo Ouologuem. Son fils, Ambibé, dans un hommage rendu à son père à Bamako lors de la rentrée littéraire de l’année 2018, où il a formulé le vœu que son père soit lu partout, confie au public que les blessures étaient non seulement morales mais aussi physiques. Il avait entendu son père raconter qu’il aurait été empoisonné. Y aurait-il eu un complot ourdi par des forces obscures qui auraient projeté de commettre un ignoble assassinat ? On sait que l’histoire est jalonnée d’assassinats d’écrivains et qu’elle en livre souvent les raisons. Quelle raison aurait présidé à ce désir de meurtre ? On ne le saura jamais.  « Le Devoir de violence » est un livre audacieux et déroutant. Un séisme provoquant fissures et fêlures dans les paysages littéraires africain et occidental qui encensaient les œuvres d’un Léopold Sédar Senghor, Camara Laye, Mongo Beti, chantres de la Négritude. Ils dénoncent le colonialisme et ses méfaits, mais ont tort aux yeux de Yambo Ouologuem de chanter une Afrique édénique, idyllique, un passé paradisiaque et enchanteur. La vision de Yambo Ouologuem était radicalement opposée. L’Afrique du passé était pour lui un continent de violence, l’Afrique colonisée aussi fut violente et celle des indépendances encore plus incendiaire. On lit dans « l’Anthologie négro-africaine de 1918 à 1981 » de Lylian Kesteloot que son roman fut la première œuvre de réaction contre l’idéologie de la Négritude et tout particulièrement contre l’idéalisation de l’Afrique précoloniale qui était en vigueur à l’époque. Qu’il fut aussi « un roman à clé où les intellectuels connaissant Ouologuem ont immédiatement reconnu les démêlés ancestraux des Peuls (les maîtres) et des Dogons (population autochtones) qui furent conquis par ces derniers, réduits à les servir. Pour Hampaté Ba, ce livre était un odieux procès intenté aux Peuls, et cela ne l’étonnait guère venant d’un Dogon […] ». 

Vont s’allier contre cet écrivain iconoclaste une Afrique meurtrie et offensée et un Occident moralisateur, procureur sentencieux et défenseur   des conventions et des normes classiques de l’invention littéraire et poétique unanimement reconnues, contempteur de la liberté créatrice.

La charge provocante, agressive, insolente de Yambo Ouologuem contre le concept de « Négritude » inventé par Césaire, défendu par Senghor, pouvait en effet paraître arbitraire, imméritée et inacceptable aux défenseurs d’un courant philosophique, littéraire, idéologique qui valorisait la culture, la civilisation noire et affirmait une identité originale, bafouée par un colonialisme cynique. Il est temps de relire « Orphée noire » de Jean-Paul Sartre, préface de « l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de L.S. Senghor » et de réévaluer les critiques acerbes des contestataires de la Négritude, de rouvrir un débat qui ne fut en réalité jamais clos. En attendant « le style, le martèlement des phrases de Yambo Ouologuem, affirme Ousmane Diara, ressemblent beaucoup plus à ceux de Tarikh Es Sudan et du Tarikh El Foutouh … Et Yambo Ouologuem n’a pas écrit ni dit pire que ces chroniques qui racontent l’histoire des pays du Sahel.  Cet écrivain reconnaît que c’est la lecture du « Devoir de violence » qui [lui] a donné le courage à [son] tour d’oser écrire ce dont beaucoup d'intellectuels africains ne veulent pas entendre et qui pourtant était chanté par les griots : les violences que ce continent a connues [… ] Les guerres qui d’ailleurs commencent à montrer de nouveau leur nez poussif, Boko Haram, Al Mourabitoune qui font subir les mêmes atrocités qu’on trouve dans Le Devoir de violence ».

Le Renaudot de 1968 est une fresque rugueuse qui relate la chevauchée sanglante d’un empire : celui du Nakem. Allégorie d’une Afrique violente, brutale et âpre. Pour en faire une fiction, Yambo Ouologuem eut recours à des procédés techniques astucieux d’un réalisme poétique surprenant, suivant en cela parfois les conseils de son éditeur qui le désavouera et le reniera.

La critique littéraire américaine fut la première à signaler imprudemment un plagiat (Edic Sellin) là ou bien plus tard les théoriciens du récit parleront « d’emprunts », « d’hypertexte » et c’est l’Europe, et surtout la France qui instruira à charge un procès inique contre un auteur et un récit percutant. 

Dans son Anthologie, Lylian Kesteloot présente ainsi l’impasse qui provoquera l’exil de Yambo Ouologuem à Sévaré (Cameroun), son silence sans concession, assourdissant, impérial, et son refuge dans l’impératif et le dogmatisme religieux : « Ainsi les Africains le refusèrent parce qu’il donnait une vilaine image de l’Afrique et l’Europe le refoula rapidement sous prétexte qu’il n’était qu’un plagiaire […] Je pense […] que l’incompréhension de la critique a tué un jeune écrivain africain de toute qualité ».  

C’est plus que l’incompréhension de la critique qui aurait précipité Yambo dans la « déchéance » littéraire, c’est la désinvolture de son éditeur, l’aveuglement d’écrivains africains illustres et son irruption retentissante avant l’heure dans un paysage littéraire qui s'essoufflait. 

Boniface Mongo-Mboussa écrit : « En accusant Ouologuem de plagiat, on a négligé l’intertextualité dont son texte faisait preuve alors même que la littérature moderne développait la tendance ».

S’il avait été publié quelques années après la révolution intellectuelle de 1968 ce « livre culte » ne serait pas devenu « un livre maudit », aurait probablement obtenu le Goncourt. « Livre culte, livre maudit », l’Histoire de Devoir de violence  de Yambo Ouologuem, est le titre de l’œuvre décisive de l’écrivain-éditeur Jean-Pierre Orban.

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