Al-adl wa al-ihsane : l’ombre oppressante du Cheikh Yassine - Par Bilal TALIDI

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Abdeslam Yassine, au milieu de ses disciples : Un legs à interroger

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Jama’ate Al-adl wa al-ihssan (la Communauté Justice et bel-agir, traduction préférée de son fondateur), célèbre ces jours-ci le neuvième anniversaire de la disparition de son cheikh Abdessalam Yassine par l’organisation d’un colloque sur son projet de société pour le Maroc.

C’est sans doute une bonne chose. Néanmoins, le sujet que la Jam’aa aurait dû soumettre au débat serait plus conséquent s’il avait été consacré au devenir du mouvement neuf ans après la disparition de son fondateur. N’est-il pas temps pour la Jama’â de réfléchir à l’avenir de la pensée du Cheikh en vue d’évaluer sa portée réelle, et procéder en même temps au bilan de ses divinations ésotériques.

L’utopique Kawma

Cheikh Yassine a élaboré sa thèse du changement en 1972 avec la publication de son livre «L’Islam, entre la prédication et l’Etat», soutenant que la renaissance de la Oumma ne peut se réaliser que par la convergence de la volonté soufie incarnée dans le légataire de l’héritage prophétique (la direction spirituelle du cheikh soufi) et de la volonté politique incarnée dans le leadership du Calife.

Cheikh Yacine n’a pas tenu longtemps cette voie. Sa lettre, «L’Islam ou le déluge», adressée à Feu le Roi Hassan II, a marqué la fin de cette thèse fondée sur le repentir omarien, en référence à la repentance de Omar Ibn Abdelaziz après son accession au Califat en 717. La nouvelle étape de son itinéraire qui s’ouvra ainsi accoucha du concept de la Kawma (un mixe de soulèvement pacifique et de désobéissance civile), d’inspiration chiite qui renvoie à la révolte type khomeyniste contre le Prince et la négation de sa légitimité.

Cheikh Yacine a parachevé sa thèse de changement dans son livre «La voie du prophète : éducation, organisation et marche vers le pouvoir» où il avance que la renaissance de la Oumma se cristallise dans la Jama’â (communauté des croyants), autour d’un cheikh soufi qui veille à son éducation, son organisation et sa préparation à la prise du pouvoir, avec en perspective l’édification du Califat sur le modèle du Prophète. Le moyen d’y parvenir consiste en la désobéissance au Prince et la préparation des conditions éducatives, organisationnelles et jihadiste.

La révolution iranienne triomphante alors, a grandement contribué au développement par Cheikh Yacine du concept de «la Kawma». Il a aussi puisé dans la pensée marxiste la question de la lutte sociale.  Il s’est ainsi arrêté sur l’impératif d’exploiter la colère populaire et de mobiliser les démunies, en injectant une teneur religieuse révolutionnaire à la lutte des classes. A cette fin, il a ouvert des débats sur la femme, la démocratie, la laïcité, le nationalisme, l’amazighité, le dialogue avec les ‘’démocrates vertueux’’, la modernité et l’Islam, et s’est investi pour se forger une opinion propre sur l’histoire politique du Maroc et son présent.

De la réclusion à l’isolement

Politiquement, ces choix ont conduit le mouvement Justice et Bel-agir à un isolement inédit sans jamais parvenir, durant plus de dix ans, à produire une dynamique qui aurait pu avoir un quelconque impact médiatique.  L’appel «Ensemble pour le salut !», en 2007, de celui qui fut condamné à la réclusion et aimait à ce que le définisse comme « le reclus de Salé », a été un prêche dans le désert et son invitation à un Pacte réunissant les démocrates vertueux n’a rencontré aucun écho. 

Au cours du Printemps arabe, alors qu’il croyait son moment de gloire venu, le mouvement a découvert les limites de ses capacités à mobiliser la rue. Ses dissensions avec les autres composantes se sont exacerbées, le poussant à se retirer du Hirak, pour sombrer, depuis 2012 avec la composition du gouvernement Benkirane, dans un quasi oubli. 

Depuis, plus personne n’évoque ce mouvement sur la scène politique comme dans les médias, à tel point que ses choix affichés sont remis en cause jusqu’au sein de ses propres rangs.

Une démocratie à géométrie variable

La production intellectuelle que Cheikh Yassine a léguée, apparait, neuf ans après sa disparition, comme un tissu inextricable de contradictions. En témoigne sa conception confuse de la démocratie. S’il considère celle-ci comme un régime politique solide, qui épargne à la Oumma les affres du despotisme, il l’appréhende néanmoins avec une démarche tactique à géométrie variable au gré des circonstances, selon qu’il s’agisse de l’étape pré ou post l’établissement de l’Etat islamique. Sur la base de cette approche, il accepte les mécanismes universels de la démocratie si son mouvement ne parvient pas à convaincre le peuple et à cueillir l’intégralité du pouvoir, auquel cas il invite les siens à un retour sur soi pour interroger les raisons de l’insuccès et de la régression. Il en va autrement dès lors que la démocratie met entre ses mains l’ensemble des leviers. Son multipartisme, s’il tolère encore pour un temps les partis, qu’ils soient communistes, laïcs ou autres, ne sera que pour mieux les désavouer et les vider de leur substance, avant de les laisser périr de leur plus belle mort ! Dans cet acception de la démocratie qui n’est pas sans rappeler la république islamique d’Iran, les marges du multipartisme se rétrécissent même pour les partis islamistes, puisque dans cette approche ne sont autorisés que les partis certifiés conformes sous prétexte d’éviter à la Oumma les affres de la division.

De la femme et de sa participation aux affaires publiques Cheikh Yassine a conservé une vision au domaine très conservatrice. A ses yeux, son rôle central se limite au dans le foyer et conditionne sa participation politique et son adhésion à la mobilisation générale au temps libre que lui laisseront ses tâches ménagères. Il l’a met en garde, en conséquence, contre toute forme d’engagement public qui l’éloignerait de sa fonction ‘’stratégique’’.

L’heure d’interroger le legs

Et si Cheikh Yassine a reconnu à la femme certains droits politiques (élection, candidature), il a limité son droit à l’expression politique et à la prise de parole à la seule sphère de ses consœurs. S’inscrivent également dans cette perception de la femme, ses réserves sur son accès à certaines fonctions dans la justice, l’armée et d’autres domaines publics propices à la promiscuité, qu’il considère incompatibles avec la nature de la femme.

Il y a sans doute beaucoup à dire sur la pensée et actes du fondateur de la Jama’â. Mais sans trop s’appesantir sur l’ensemble des idées de Cheikh Yacine qui sont, en creux, à la source de la crise de son mouvement, il y a urgence pour ses héritiers de travailler à sortir de l’isolement dont ils pâtissent depuis plus de neuf ans. Leur absence actée de la sphère politico-médiatique devraient les amener à poser une interrogation rationnelle et audacieuse sur la nature des gènes intellectuels ayant empêché un mouvement comme Justice et Bel-agir de devenir un acteur influent sur la scène politique. Il s’agit ni plus ni moins que de déterminer si ce n’est pas la pensée de Cheikh Yacine - objet de tant de célébrations - et sa place centrale en tant que guide et référence, qui sont à l’origine de la crise structurelle que traverse ce mouvement et anémie sa vitalité politique.