Entre la représentation et la mémoire - L’art Marocain sous le regard d’une émergente génération (1ère partie) – Par Badr Sellak

5437685854_d630fceaff_b-

Les œuvres exposées, au gré d’un vif contraste entre l’imagerie onirique de Nazih, et l’étrange effet pop art défiguré de Matini, illustrent une symbiose syncrétique entre plusieurs icônes entreposées, transformées, créant une mythification anachronique de la culture populaire marocaine

1
Partager :

 

L'Afrique au firmament du Siel – Par Badr Sellak

Si les premières expériences artistiques au pays ont émané d’une volonté à contrer la représentation orientaliste, qui a tant défini la région, et de représenter les subtilités et les nuances de « l’expérience marocaine », telle qu’elle se transforme, cette idée est désormais d’une ampleur accrue. Pour la scène contemporaine, ce retour à l’un des principes fondamentaux se prête à la création d’une nouvelle représentation ; une quête d’identité et de nouveaux codes dans un monde en pleine transformation.  

Depuis les premiers antécédents d’une émergente génération d’artistes marocains à la fin des années 1990 et le début des années 2000; une véritable nouvelle école sous-tendues par des sensibilités inédites à l'affût des tendances artistiques mondiales, éprouvées dans l’œuvre d’artistes comme Ahmed Hajoubi, Hassan Bourkia et Younes Rahmoun, a vu le jour. Certains de ses motifs se sont avérés plutôt une fascination récurrente, et une préoccupation pour cette scène émergente à l’époque, aussi qu’une grande partie de la tradition plastique au Maroc. La redécouverte des éléments picturaux provenant de la mémoire culturelle marocaine, les symboles et les signes qui sont ressassés sous différentes formes au fil des décennies, ont longtemps marqué l’œuvre des artistes marocains pionniers après l’indépendance. La persistance de ces thèmes aujourd’hui, aussi significative qu’elle le soit, atteste d’une continuité intergénérationnelle des réflexions plastiques.

Une récente exposition, How Real is Real, organisée par la Galerie 38 à Casablanca durant la dernière saison de l’agenda culturel, met à l’affiche l’œuvre de Saad Nazih et Hicham Matini ; jeunes artistes marocains aux sensibilités avant-gardistes, avec un regard particulier pour les emblèmes de la mémoire culturelle. Les œuvres de cette exposition, au gré d’un vif contraste entre l’imagerie onirique de Nazih, et l’étrange effet pop art défiguré de Matini, illustrent une symbiose syncrétique entre plusieurs icônes entreposées, transformées, créant une mythification anachronique de la culture populaire marocaine, telle qu’elle est vécue à la fin du siècle.

Nazih et Matini, les deux lauréats d’écoles des beaux-arts au Maroc, au début des années 2000, ont vu leur début durant une période assez étrange. Au passage au nouveau siècle, la représentation traditionaliste, emblématique de la région, s’estompe face à l’incursion des produits fabriqués en masse, l’expansion mondiale de « l’industrie culturelle », et la déterritorialisation de la culture et de l’art face à un mode consumériste. Cet ethos imprègne étrangement les œuvres de cette exposition, compte tenu de la différence frappante de style. Par l'attention particulière que Nazih et Matini portent aux symboles, ils articulent les visions oubliées des signes omniprésents et des images itératives.

Les bandes multicolores du modèle en cercle PTV, l’image culte de Nes El Ghiwane, pièce du dirham et une vaste et sombre plaine dont les bords sont à peine visibles ; une rupture de la chaîne symbolique, dans un espace d’inquiétante étrangeté (uncanny) ou des signes et des signifiants hétéroclites y habitent, donnant lieu à d'étranges associations et à de nouveaux codes. L’effet atemporel et anachronique des images de Nazih et Matini se contraste aux affinités modernistes des artistes marocains pionniers. Si les nuances de cette élusive « expérience marocaine » a fait figure de fil rouge auprès de plusieurs artistes à travers les décennies, Nazih et Matini raisonnent sur une prémisse totalement différente. S’ils s’inscrivent désormais dans une émergente génération d’artistes marocains –pour qui le langage visuel et le paysage des indices culturels sont beaucoup plus vastes, incluant des motifs de la pop culture, de l’art, et de la culture visuelle qui a façonné la fin des années 1980, et le début des années 1990-, c’est qu’ils font partie d’une génération qui a vécu la genèse du Maroc contemporain.

À en croire les distinctions entre les différentes périodes de l’art marocain, la génération émergente, chaperonné par l’œuvre d’artistes comme Hassan Bourkia, Ahmed Hajoubi et Mounir Fatimi, se définit par une réflexion sur la plasticité de l’espace classique de l’œuvre, à l’aide de techniques novatrices, et revisite les questions qui ont longtemps marqué l’art marocain. De nos jours, cette scène d’artistes contemporains lorgne l’avènement d’une tendance aux sensibilités plutôt conceptuelles et symbolique, s’éloignant d’une tradition de l’art comme exploration esthétique, ou les références se réinventent selon leur pertinence et présence, sans distinction entre le profane et l’intellectuel. 

Ceci est plus proéminent dans l’œuvre d’artistes comme Hassan Hajjaj, Rebel Spirit et Lalla Essaydi, entre autres. Leurs œuvres, dont les influences et les approches se différent, prônent la réinvention des symboles de la mémoire culturelle, et la création d’un nouveau langage visuel qui relève d’une expérience commune, du Maroc tel que nous le connaissons et nous le vivons aujourd’hui. Comme le décrit Farid Zahi dans un papier, il s’agit d’une «jeune génération soucieuse d’inscrire ses démarches dans une nouvelle logique qui rompt plus ou moins avec la peinture comme art plastique par excellence, sans pour autant rompre avec les préoccupations esthétiques précédentes ». 

Des inspirations pop art de Hassan Hajjaj, à l’imagerie onirique de Saad Nazih, évoquant les symboles qui nous sont familiers, mais dans un contexte étrange ; révélant les dichotomies derrière les symboles, ou encore l’esprit d’antan largement présent de l’ambiance évoquée par l’œuvre de Younes Rahmoun. Une insaisissable présence du passé, et des fantômes inaccessibles à la mémoire, se manifeste, aussi subtilement, toujours à travers une palette éclectique d'inspirations et de choix esthétiques et rhétoriques.

Au cours des dernières années, plusieurs artistes, résidences et projets collaboratifs révélaient un effort plastique visant la redécouverte de la particularité artistique du Maroc ; la recherche d’une nouvelle représentation de cette expérience, en toutes ses idiosyncrasies, et ses singularités. Sans pour autant être un effort organisé, ni un mouvement, il s’agit d’une thématique, ou préoccupation, récurrente dans l’œuvre d’artistes marocains, qui est désormais très convoitée dans les cercles artistiques et auprès des commissaires d’expositions.

Rien que les vernissages et les expositions organisées durant la dernière saison de l’agenda culturel, ainsi que la côte de plusieurs artistes ayant exploré cette thématique, d’une forme ou autre, témoignent d’une tendance particulière. Si quelques galeries et maisons d’enchères internationales commencent à pousser leurs pions au Maroc ; cela à générer une attention envers la continuité d’une tradition plastique se voulant authentique et représentative de la culture par excellence, dans l’œuvre d’artistes marocains contemporains, ainsi que ceux pionniers comme Melehi, Chebaa et Belkahia. Il s’agit désormais de toute une redécouverte des perles cachées de l’art marocain des années 1970, provenant d’une fascination culte dans le marché de l’art.