Mémoires d’un Africain de retour au continent natal – Par Eugène Ebodé

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Eugène Ebodé et sa fille Aya à l’aéroport Roissy-Charles De Gaulle pour son envol à destination de Rabat

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Eugène Ebodé est écrivain, universitaire et journaliste camerounais, poète aussi. Il vient de prendre en charge la Chaire des Littératures et des Arts africains au sein de l’Académie du Royaume du Maroc que son Secrétaire perpétuel, Abdejlil Lahjomri, a mise en place en mai dernier avec le dessein de restituer l’Afrique à l’Afrique et de réhabiliter la périphérie en généralisant le centre. Eugène Ebodé qui a passé ‘’40 ans en Europe en général et 40 printemps en France en particulier’’, a décidé de revenir vivre sur la terre de ses origines. Il entame ce retour ‘’d’exil’’ par une chronique mensuelle, le premier vendredi de chaque mois, en copublication Quid.ma et newsafrica24.fr pour reconstituer la mémoire de ces quatre décennies passées sous d’autres cieux, sous-tendu par le désir ardent d’une reconstruction, celle de l’unité africaine 

A la jeunesse qui vient toujours à point

Les premiers pas sur un sol inconnu vous marquent à vie. Les derniers, que vous y accomplissez pour revenir sur vos pas et sur votre terre d’origine, sont d’une inexprimable saveur. Surtout lorsque ce retour est volontaire. Je viens de passer exactement 40 ans en Europe en général et 40 printemps en France en particulier. Qu’est-ce qui domine en moi ? La tristesse de la séparation quand on se sépare d’un être, d’un lieu ou d’une atmosphère qui avait pris les allures d’une longue embrassade parfois secouée d’irritation ? Le besoin urgent de retrouver un ciel plus étoilé et pour des réalisations que l’on ambitionne plus enjouées et capitales ? C’est exactement cet engouement-là, diffuseur d’impatience, qui m’envahit. Il y a en plus  le soulagement qu’éprouvent les personnes qui rentrent à la maison après une interminable absence. Voilà ce que je ressens au moment de monter dans l’avion et de quitter la France pour le Maroc. 

Je suis arrivé en France le 15 août 1982, en provenance du Sud du continent africain, comme on le dit d’ordinaire. Pourtant, c’est du centre de celui-ci qu’il conviendrait de situer mon point de départ, car le Cameroun se trouve en Afrique centrale. La géographie est un majestueux indicateur que l’on malmène en permanence au profit l’histoire. Elle l’emporte souvent par traîtrise et, surtout, par la grâce et la douce dictature du narratif. Le récit, c’est-à-dire l’histoire en mouvement, l’a toujours emporté sur le lieu, c’est-à-dire la géographie ou l’histoire figée. Je le regrette. J’aime donc les lieux plus que l’histoire. J’aime la géographie plus que le récit. Et pourtant, je passe ma vie à raconter. Et ce que je vais poursuivre ici, est une réorientation de cette douce dictature du récit, car je veux, je tiens à célébrer la géographie, à dire pourquoi, le continent que je rejoins, le territoire aux mille métamorphoses que je vais retrouver, est à lui seul une fabuleuse épopée. Elle a commencé par le lieu et elle s’est poursuivie par l’Ancêtre… Je n’ai pas oublié. 

Ce n’est pas par la haine des autres continents que j’éprouve le sentiment d’allégresse à l’occasion de ce retour au continent natal, l’Afrique. Ce n’est même pas par chauvinisme inavouable que je m’estime ruminant de cette unique terre des envoûtements. Ce n’est absolument pas par l’effet d’une hallucination que je voltige et souris. C’est parce qu’une joie aux embrasements incorruptibles est une énergie aux couleurs de paradis. Il est ici, bien que nous nous échinions parfois à le vouloir, à le chercher après le néant. Il est sous les pieds de Mère Afrique, dirais-je en guise de paraphrase aux spirituels accents. Que voudrais-je dire à ceux que je verrai à Rabat ? Qu’il me tarde de humer, sous le ciel d’Afrique, les parfums de jadis, aux senteurs aromatisées qui emplissaient mes poumons de cette chose qui s’appelle la béatitude. Les songes, en ce temps-là, étaient exquis, parfois impatients, généralement semés du doute sur la pérennité des beautés que le temps ne nous avait pas volées. Pas seulement le temps, nos distractions, nos absences, nos chahuts aux dévastateurs effets.   

En quittant la France pour le Maroc, je pars du Sud de l’Europe, mais d’un territoire qui se pense au centre en raison de son histoire, certes mais aussi à partir d’une construction collective et d’un idéal de commandement. Je ne le qualifierais pas davantage. Chaque peuple a l’idéal de ses racines : souterraines, invisibles, concerto en sous-sol pour la traversée magnifiée des siècles. Quel idéal, nous autres Africains, avons-nous reçu ou construit ? « O, mon corps, fais de moi un être qui interroge ! », s’écria Frantz Fanon, pour ne point être crucifié par le souffle rauque des absents. Ce qui me vient à l’esprit, dans cet avion qui soudain tarde à décoller, c’est que le centre est mouvant. Il l’est d’autant plus que le monde s’étend et que son expansion continue ne répond pas seulement aux lois de la physique ou de la métaphysique, mais au génie de la création elle-même. Jamais achevée, toujours situé en des lieux et des géographies surprenantes. Il en découle qu’en montant à 15 heures, à Montpellier, avec ma famille, dans l’avion en partance pour Rabat et devant effectuer une escale à Paris, j’ai pensé au ciel en pleurs hier au soir, sur la terrasse de mon amie Aline. Nous avons dû abréger notre conversation. Ce ciel aux larmes drues allait-il encore pulvériser des toits et semer le trouble dans les librairies ainsi qu’une tempête soufflant sur Montpellier il y a quinze jours l’a fait en brisant une verrière de la librairie Le Grain des mots et en saccageant livres et étagères ? J’ai courbé une prière aux étoiles afin que l’orage soit clément. Il l’a été.

Je vais donc à Rabat où un nouveau rendez-vous s’élabore à l’Académie du Royaume du Maroc, au sein de la nouvelle Chaire des littératures et des arts africains créé par le Secrétaire perpétuel de cette institution. Le rendez-vous qui s’y installe comme un dialogue permanent et enrichi par la coopération intra-africaine et diasporique ne se situe pas dans la conception de la centralité vue comme une donnée impériale, mais une exigence conversationnelle. Il s’agit bien là du besoin de parler et de s’écouter, de dire et point de médire. Comment refonder, reformuler une adresse aux vivants à partir d’un capital littéraire augmenté par la diversité africaine et par la puissance de ses imaginaires ? En décloisonnant les esprits ! Tel est l’horizon tracé par l’institution qu’anime le Secrétaire perpétuel de l’académie du Royaume du Maroc pour une vision fédératrice des énergies africaines. Mon épouse et moi ne serions pas aujourd’hui en route vers Rabat pour y vivre et la faire vivre sans cette dynamique axée sur le décloisonnement des littératures et des arts en Afrique.

Mais mon propos n’est pas d’insister sur cette mission. Les faits parleront mieux que mille discours. En attendant, le commandant de bord annonce une panne difficile à diagnostiquer. « Nous vous prions de bien vouloir patienter, mais nous faisons le maximum pour réunir les conditions optimales pour un vol serein. Je vous remercie de votre compréhension et de la confiance que vous accordez à notre compagnie et à ses équipages…»

Nous patientons depuis trois heures… J’en profite donc pour continuer (à quelque chose malheur est bon ?) le texte que j’ai promis d’envoyer chaque mois à deux journaux africains afin de livrer, à travers « Les Mémoires d’un Africain de retour au continent natal », qui paraîtront chaque premier vendredi du mois, mes souvenirs d’Occident.

Je parlerai d’un lieu qui aime nommer les autres et répugne être nommé par eux. Je parlerai de la France, cet admirable pays où j’ai beaucoup appris, mais qui ne veut jamais apprendre des autres, car trop sûr de lui, cousu de trop de certitudes, boursouflé du sentiment d’élection que rien ne justifie en dehors de ce singulier moment qu’il connut, quand un tout petit groupe d’hommes, autour de D’Alembert et de Diderot, s’emparèrent de l’idée folle d’éditer une encyclopédie rassemblant la totalité des savoirs recensés et recensables à leur époque. En partant ce matin de Montpellier, le hasard a voulu, engageant la conversation avec le chauffeur de taxi, que nous partagions le même amour pour le football, les arts et les particules élémentaires que seule la biochimie sait célébrer. Nous avons parlé des beautés de la France et de quelques-uns de ses travers. Le chauffeur de taxi, Marocain, a fait le tour de l’Europe. Comme nous parlions du caractère des Français, il nous a livré une anecdote que j’ai reçue comme l’allégorie des deux bassines d’écrevisses : « Un jour, un marchand de grenouilles promenant deux bassines, l’une fermée et l’autre ouverte, se fit interpeller par un quidam, un américain, qui s’étonnait sur son manège.

  • Monsieur, pourquoi avez-vous une bassines ouverte et l’autre fermée ?

  • Parce que, Monsieur, voyez-vous, dans celle fermée, vous avez des écrevisses américaines et l’autre, ouverte, contient des écrevisses françaises.

  • Oui, et alors ?

  • Eh bien, je suis obligé de fermer la bassine américaine, car toutes les écrevisses ne pensent qu’à se barrer. Et je laisse ouverte celle qui contient les écrevisses françaises car aucune ne peut en sortir, les autres la rabattent à l’intérieur !... »

Notre sympathique taximan n’a pas eu besoin d’en dire davantage. Nous avons ri. Nous avons aussi évoqué ce beau pays, à l’esprit chevaleresque, mais ce pays consentira-t-il à renoncer à un orgueil anachronique pour rejoindre le simple désir de conversation que ses élites vomissent mais que le pays profond attend et pratique si bien dans ses espaces ruraux ? La France des villes est assommante. Les savants y pullulent et ne sont d’accord sur rien. Loin des centres bruyants de savants insupportables la campagne est exténuée car moquée et incomprise. Elle voit le délitement, mais on lui impose le mépris et les anxiolytiques. Mais ce n’est pas à la France que je vais m’adresser. C’est  à l’Afrique. La France viendra à notre conversation quand bon lui plaira. C’est à l’Afrique que je veux parler pour lui rendre compte de ce que j’ai vu afin qu’elle quitte ses complexes et s’avance, sereine, aux rendez-vous enthousiasmants que la nouvelle époque, celle du respect et de l’échange équitable, requiert pour un dialogue véritablement enrichi entre les nations et les peuples autonomes

Je lui dirais tout parce que les Africains méritent qu’en leur sein se lève une nouvelle génération qui n’a pas à rougir de son Histoire, mais qui œuvre au rétablissement du bien commun, attendu partout et pour tous. C’est aujourd’hui à l’Afrique de raconter l’Europe.

Ces « Mémoires d’un Africain de retour au continent natal » sont une conversation mais aussi un hommage à Akhenaton, à Apulée, à Ibn Khaldoun, à Abubakari II, à Toussaint Louverture, à Pouchkine, à W.E.B Dubois, à Djibril Tamsir Niane, à Frantz Fanon, à Aimé Césaire, à Kateb Yacine, à Léopold Sédar Senghor, à Mohamed Choukri, à Aline Sitoé Diatta, à Rosa Parks, à Yambo Ouologuem, aux dogons, à Véronique Tadjo, à l’auteur du « Maroc des heures françaises » et à une Marocaine inflexible et juste, car elle ne veut pas que nous changions une seule virgule à notre héritage…

Eugène Ebodé

Administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains

Académie du Royaume du Maroc

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