Rabiaa Marhouch, de M’zoud au flanc Moyen Atlas à docteure Honoris Causa en Guinée Conakry

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Rabiaa Marhouch, « après avoir soigné les corps », elle a voulu se « consacrer à soigner les esprits ».

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La marocaine Rabiaa Marhouch écrivaine, éditrice et chroniqueuse littéraire au Courrier de Genève, docteure en littératures françaises et comparées a été élevée au rang de Docteure Honoris Causa par l’Université Aguibou Barry (Guinée Conakry), le 22 avril 2024, à l’occasion de la journée mondiale du livre pour son implication et son engagement résolu pour le livre en Afrique et comme une voix africaine forte et respectée dans la République mondiale des lettres. Elle a, à cette occasion, prononcé un discours où elle remonte à sa mère sage-femme dans le petit village au flanc Moyen Atlas où elle a vu le jour, et revient sur son parcours pour raconter comment « après avoir soigné les corps », elle a voulu se « consacrer à soigner les esprits ». La psychanalyse l’attirait, la littérature la pressait de rejoindre ses rangs, elle a alors quasiment tout repris à zéro avec des études à la faculté des lettres Rabat. Elle a aussi mis en avant le rôle de l’Académie du Royaume du Maroc dans le rayonnement des littératures africaines. 

Rabiaa Marhouch dans l’émotion de la réception du doctorat honoris causa

« C’est avec une grande émotion que je m’adresse à vous, dans cette belle Université Aguibou Barry, pour l’honneur qui m’échoit de recevoir le Doctorat honoris causa. C’est une haute marque de reconnaissance pour une bien modeste enfant d’un petit village au flanc du Moyen Atlas marocain. En recevant cette admirable distinction de votre prestigieuse université, je salue mon pays et ce petit village nommé M’Zouda où j’ai commencé le long chemin vers l’acquisition des connaissances. Je n’aurais pu entreprendre ce commencement vers les lumières de l’esprit sans mes parents, sans leur soutien. Vous comprendrez qu’ils soient associés à ce moment, et qu’ils reçoivent la part la plus grande des attentions qui me sont offertes. J’associe aussi mes maîtres, patients, attentionnés et si précieux dans l’éveil comme dans les encouragements à dominer les impatiences de l’élève ou les émotions qui vous submergent dès la moindre critique et que vous devez dompter. 

« Cette cérémonie heureuse implique des conventions et un rite de réception. Je veux ici, en vous exprimant ma joie, vous dire, Monsieur le Président de l’Université, chers membres du collège doctoral, que ce n’est point par convenance que je vous réitère mon immense gratitude, mais par la profondeur des réels sentiments que je ressens. J’évoquais le rite, il faut aussi m’y soumettre et pour cela, il me semble que cinq petites choses peuvent être ajoutées en guise de supplément aux bonheurs partagés et que ce moment convoque.

« Je veux tout d’abord louer le travail réalisé par votre dynamique institution universitaire. Elle est un lieu d’excellence où sont formées les forces vives de la Guinée dans le domaine du génie informatique, du management et des professions hospitalières. Dans cette dernière filière, vous formez des sages-femmes, une profession qui me tient particulièrement à cœur, car je suis de cette belle corporation de sage-femme dans laquelle j’ai servi avant d’embrasse le monde des lettres. J’ai en effet consacré une dizaine d’années de ma vie à pratiquer le plus beau métier du monde : aider à donner la vie. C’est du reste une vocation transmise de mère en fille dans les familles et qu’on appelle dans mon village natal « El qabla » (celle qui veille sur…). Ma mère était la « qabla » du village et enfant, je « l’accompagnais parfois dans ses missions quand les familles venaient la quérir pour un accouchement. J’ignorais que j’allais devenir un jour une « qabla » moderne, car j’ai bénéficié d’une formation moderne à l’Institut dédié aux carrières de santé lorsque je suis arrivé dans la capitale et intégré, après le concours, le centre hospitalier universitaire Avicenne à Rabat. Avant cet avènement, j’avais été fascinée par le respect et la vénération dont ma mère bénéficiait auprès des familles, et, surtout, par le nombre d’enfants qui l’appelaient tous « Grand-mère » et qui lui rendaient constamment visite et lui offraient, les yeux étincelants de reconnaissance, des cadeaux les jours de fête. 

« Aujourd’hui, ma mère a 78 ans, elle ne pratique plus son métier de « qabla » et les femmes accouchent désormais dans les hôpitaux. Toutefois, elle bénéficie toujours de la même aura à tel point qu’on la surnomme « la capitale du village » !

Vous me comblez ce jour en m’élevant à la distinction dont vous m’avez jugée admissible. Elle n’était pas programmée et il est fort possible que ce soit la première distinction du genre recensée à M’Zouda, mon petit lieu de naissance. Ma mère, sera la plus émue des bouleversés, et mon père, là où il repose, au cimetière de mon cher petit village, entendra et partagera les cris de joie que votre magnifique cérémonie de ce jour y fera retentir. À mon retour au village natal, je dirai à tous que parmi les surprises de l’histoire, vous formez ici, de futures « qabla », des femmes capitales, et des hommes capitaux, qui, en faisant ce beau métier d’accoucheurs et d’accoucheuses, permettent que demain, quelqu’un puisse veiller sur celui ou celle qui vient pour que perdure la vie et la chaîne de la continuité humaine. 

« Permettre la venue au monde de nouveau-nés est une tâche extraordinaire. Mais on s’aperçoit très vite que l’une des tâches les plus difficiles est d’accoucher de beaux esprits. C’est à cette transition que je me suis arrêtée, lorsque méditant sur ce que je faisais et trouvant aussi, dans mes lectures de Platon que la maïeutique permettait de l’accomplir, je pris goût à la philosophie et me passionnai pour les lettres. Ceci constitue le deuxième point de mon exposé.

« Après avoir soigné les corps, j’ai voulu me consacrer à soigner les esprits. La psychanalyse m’attirait, la littérature me pressait de rejoindre ses rangs. J’ai donc repris mes études à la faculté des lettres de l’université Mohammed V de Rabat. Ma décision a surpris et a semblé insolite à mon entourage et à ma famille. J’ai cependant été major de ma promotion en licence et en master, puis j’ai souhaité poursuivre mes études en France. On considéra que je prenais beaucoup de risques en quittant le confort d’un métier de fonctionnaire d’État pour courir après les chimères de la littérature, loin de mon pays, des miens et de notre soleil d’Afrique, pour le froid et l’exil. Je n’ai pas nourri de doutes sur mon choix. Je conservais à l’esprit les préceptes et conseils de mon père, décédé depuis des années. Il me disait : « ouvre-toi à l’univers et l’univers s’ouvrira à toi ». Je n’ai fait qu’appliquer sa consigne. 

« Mes études à l’université des Lettres de Montpellier III m’ont en effet ouvert les yeux sur des vérités qui n’effleuraient pas mon esprit : j’ai pris conscience que je vivais sur un immense continent : l’Afrique. J’ai découvert sa littérature, ses écrivains, ses artistes et ses nombreuses richesses culturelles. Il a donc fallu ce détour par l’Europe pour revoir sous un autre angle mon continent natal. Dans mes recherches universitaires, j’étais interpellé par l’histoire de l’Afrique, sa nombreuse diaspora, ses créateurs, mal connus chez eux, mais célébrés ailleurs, en dehors du continent de leurs assises patrimoniales, esthétiques et cultuelles. Et je me suis posé la question de savoir quelle était leur place dans le système mondial des littératures, dans ce qu’il est convenu d’appeler en Occident « la République mondiale des lettres ». De cette préoccupation découle mon projet de thèse de doctorat que j’ai soutenue à l’Université Paul Valery, Montpellier III sur Nina Bouraoui puis, sous la bénédiction unanime du jury de thèse, approuvant la publication de ma thèse, j’ai en effet commis un essai : Nina Bouraoui : La tentation de l’universel, publié aux Presses universitaires de Rennes. J’y analyse les nombreux paradoxes qui entourent l’accès des écrivains d’origine africaine, à l’espace très sélectif de l’universalisme littéraire. Les valeurs prétendument universalistes de ce système de consécration masquent un différentialisme spectral, dont les critères supposément littéraires sont en réalité profondément ethnoraciaux. Les proclamations universalistes rendaient invisible une ligne de couleur qui divise le champ littéraire mondial, en fonction de critères « ethnoraciaux » qui marginalisent les écrivains originaires des anciens pays colonisés. Ma réflexion principale était donc de dire que ce qui est communément appelé universalisme littéraire n’est qu’un particularisme blanc déguisé pour mieux dominer d’autres particularismes, en les indexant à un folklore ou une culture moindre, indigne, par conséquent d’admission dans le cénacle « universaliste ».

« Cette réflexion m’a guidée vers une vérité qui me semble implacable : derrière la définition confisquée de l’universalisme, il y a le pouvoir de consécration, de nomination, dont se sont arrogés de prétendus régisseurs de la pensée mondiale et de la réflexion universelle. J’ai combattu cette vision. Elle n’est pas seulement malsonnante, elle est injurieuse pour l’universalisme lui-même. Des penseurs authentiques ont déconnecté la réflexion sur un débat moyenâgeux qui eut lieu en 1550 et au cours duquel s’éleva la controverse de Valladolid pour savoir si les Indiens d’Amérique avaient une âme. Bartolomé de Las Casas rompait les lances avec le sieur Sepulvada, ci-devant philosophe, mais qui prétendit sans rire que « certains hommes étaient nés esclaves » et devaient donc le rester. Les questions d’effacement des frontières raciales ou psychologiques, d’effacement de la supériorité prétendue « biologique » ont la vie dure. Hier comme aujourd’hui, il s’agit de les combattre, la plume à la main et le livre en témoin. 

« Mon retour au continent natal a été motivé en grande partie par cette volonté de faire vivre les idées à travers les livres après le journalisme que j’ai exercé au Courrier de Genève.

« C’est donc cette motivation qui m’a aussi conduite à entrer encore plus résolument dans la vie du livre et dans la chaîne du livre comme auteur de roman, de poésie et de l’essai dont je viens de parler. En 2021, j’ai donc conçu et crée la collection éditoriale « Sembura », premier espace panafricain de littérature au Maroc. J’y ai publié des romans et des anthologies littéraires. L’un de ces romans, Percussions, premier roman d’un jeune camerounais, Angélo Bayock, est finaliste du Prix Orange du livre en Afrique, qui sera décerné en mai prochain au Salon du livre de Rabat. En 2023, pour élargir davantage mon action, j’ai créé la maison d’édition panafricaine, Africamoude, dont les sept collections accueillent la fiction, la réflexion, la littérature jeunesse, la réédition de grands classiques africains et des livres, pour rendre plus accessibles les savoirs, notamment sur les questions du développement durable et des droits humains et j’espère sur le sport et les personnalités africaines et illustres qui portent des valeurs mobilisatrices pour la jeunesse et l’éthique de responsabilité. 

« En tant qu’universitaire, passionnée par notre continent et ses richesses, qui ne sont pas toujours connues, y compris par nous, Africains, et qui méritent d’être davantage partagées et valorisées, j’ai compris à quel point il était essentiel de lutter contre le cloisonnement, l’isolement culturel, linguistique et mental, qui sont notre plus grand défi aujourd’hui et pour les générations futures. Décloisonner, c’est faire tomber les barrières et mutualiser les efforts comme les connaissances.

« J’en viens ainsi à un quatrième point pour saluer les coopérations utiles. 

« On ne se réalise pas tout seul. On obtient aussi les réussites grâce aux soutiens dont on peut bénéficier. Je tiens ici à signaler le rôle et le soutien de quelqu’un que la Guinée connaît et qui m’a permis de fouler ce pays il y a 10 ans. Je veux citer le Pr Eugène Ebodé. C’est aussi, plus qu’un homme public et exigeant, un être débordant d’amour pour son continent. J’ai participé aux côtés d’Eugène Ebodé, à la conception et la mise en place de la Chaire des littératures et des arts africains de l’Académie du Royaume du Maroc. La note conceptuelle de cette Chaire insistait sur trois piliers : le décloisonnement, la valorisation et la circulation des idées, des créateurs, des intellectuels et des biens culturels. Lors de l’inauguration de cette Chaire, Sansy Kaba Diakité y a prononcé un serment d’unité, aux côtés d’Eugène Ebodé à la tribune de l’Académie du Royaume du Maroc. Il est celui qui le comprend le mieux, dans cet amour pour l’Afrique qu’il a chevillée au corps. C’est un frère comme la vie en offre peu, mais que le hasard plus que la biologie propose. Je suis certaine que le meilleur des compliments que l’on peut leur adresser, à tous les deux, c’est de dire combien ils aiment l’Afrique. L’un a pour ambition de faire de Conakry la capitale africaine du livre, l’autre a pour objectif de faire du livre le capital le plus précieux en Afrique. J’associe d’autant plus sincèrement et profondément Sansy Kaba Diakité qu’il est de la famille. De la forte famille africaine dont cette édition des 72 heures du livre est le symbole. La Guinée reçoit les écrivains avec comme pays d’honneur le Cameroun, mon autre pays de cœur. Moi qui suis Marocaine et qui sais combien notre Majesté le Roi Mohammed VI mobilise son énergie pour que nos cultures soient en fraternité et en partage, je rends hommage à notre Souverain pour ce moment que nous vivons. Moi qui suis Marocaine, je sais désormais que je suis aussi Guinéenne par votre distinction, j’en mesure et l’honneur et les devoirs. Notamment envers notre jeunesse, et ce sera le dernier point de mon intervention.  

Il concerne un concours d’écriture de nouvelles pour les jeunes en Afrique, coorganisé par Africamoude et KwaziThina Publisher en Afrique du Sud. Il s’agit ici d’une collaboration intra-africaine stimulante, autour d’une action tournée vers le décloisonnement linguistique de deux grandes aires africaines héritées de la colonisation : l’anglophone et la francophone. En s’adressant aux jeunes âgés de 13 et 19 ans, ce concours vise d’abord la reconnexion de nos deux Afriques à travers la jeunesse, notre avenir, pour l’accompagnement de cette tranche d’âge vers l’épanouissement, la création, l’excellence, la capacité à rêver avec les autres, à développer le sentiment panafricain. Notre thème cette année est justement « l’Afrique que nous voulons ». 

« Alors que ce concours était réservé aux anglophones, grâce à Nomawele Njongo, la fondatrice de cette initiative, Africamoude l’a ouvert cette année aux francophones pour élargir davantage les horizons de la fraternité panafricaine. 

Le chemin de la reconstruction est long et parsemé d’embuches, mais l’Africaine qui se tient devant vous, forte de votre confiance et de l’ardeur que vous avez mises à organiser cet événement, vous assure que votre admirable université a désormais accédé à la noble désignation de « Qabla ». C’est ce que je transmettrai à ma mère quand j’irai lui remettre cette extraordinaire distinction, car vous m’avez permis de renaître sous ce beau ciel de Guinée, sous ce ciel où il y a eu l’écriture de l’épopée de Soundiata Keita, des Chroniques à Sassine et du Roi de Kahel. L’histoire retiendra aussi la « Qabla capitale » d’un petit village au fin fond de l’Atlas marocain. Mais ceci est une autre histoire que je laisse le soin aux générations plus jeunes d’écrire, sous l’inspiration de Camara Laye, de Libar Fofana, de Tierno Monénembo et de Djibril Tamsir Niane. 

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