Nommer et convoquer les singuliers apports des langues africaines – Par Abdejlil Lahjomri

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Abdejlil Lahjomri, Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc à l’ouverture colloque international sur “l’invention des écritures et l’état du narratif en langues africaines”

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Le processus de création et de développement des langues a été mis en avant à la première séance du colloque international sur “l’invention des écritures et l’état du narratif en langues africaines”, organisé l’Académie du Royaume à Rabat.

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De G à D : Abdejlil Lahjomri, Eugène Ebodé écrivain camerounais et administrateur de la Chaire des Littératures et des Arts Africains et la Sultan de Bamoum Mbiéré Mfon Pamon Bamoum

Inscrit dans le cadre de l’activité de la Chaire des littératures et des arts africains que l’Académie du Royaume a récemment fondée pour restituer l’Afrique à l’Afrique et réhabiliter ses littératures, ses écritures et ses arts, cette séance a permis de retracer l’évolution de l’écriture chez les Bamoums et le processus de simplification qu'elle a connu pour arriver à l’adoption de l’alphabet Aka U Ku, créé par le Sultan Ibrahim Mbombo Njoya en 1910.

A l’ouverture du Colloque, le Secrétaire perpétuel de l'Académie du Royaume, Abdeljalil Lahjomri a mis en exergue “l’extraordinaire diversité” linguistique en Afrique, évoquant la nécessité de promouvoir les arts et la littérature sur le continent africain et d’analyser les modes de fonctionnement des langues africaines et la manière avec laquelle le système éducatif accompagne ou non leur distribution et leur standardisation. Son texte, profond et exhaustif, se fondant sur le Sultanat de Bamoum, invité d’honneur du Colloque, a pu inventer et créer dans le rayon de l’écriture et de la culture, a développé toutes les raisons pour les Africains et leurs langues de refuser le cloisonnement et se concentrer sur l’essor de la culture et du savoir ancestraux du continent. En voici le texte :  

Mettre en valeur en Afrique les écrivains Africains

La promotion des arts et de la littérature sur le continent africain obéit à un critère d’urgence. L’Afrique connaît un formidable essor démographique, les récentes réflexions menées, lors de différents colloques scientifiques, au sein de cette Académie montrent à quel point les équilibres du monde bougent et remettent en question l’ordre géopolitique et la perception qu’ont les citoyens de leur propre pays. 

Du point de vue culturel, un immense chantier est à bâtir dans lequel l’Académie se sent investi d’un rôle à jouer : Construire un projet de rencontres littéraires récurrentes visant à faire connaître les littératures africaines contemporaines. Nous partons du constat que les littératures africaines ont jusqu’alors été valorisées en dehors de leur sol natal, bien souvent dans de grandes capitales européennes ou aux Etats Unis. Les écrivains africains des décennies précédentes ont acquis une notoriété en dehors de leur pays, ils ont été publiés à l’étranger et la diffusion de leur ouvrage s’y est réalisée.

Les maisons d’édition africaine disposant de moyens économiques modestes se concentraient plus spécifiquement sur une valeur sûre, la production pédagogique. Cette situation est en train d’évoluer et tout en gardant la nécessaire attention aux enjeux didactiques, elles souhaitent désormais accorder une plus grande importance aux écrivains locaux. Il est donc capital de les faire connaître ainsi que les nombreuses revues qui existent, de façon traditionnelle ou numérique.

Cette célébration d’une Afrique traditionnelle, mais aussi d’une Afrique nouvelle, fertile, riche d’idées, se fait à travers les écrivains, porte-paroles des contradictions sociales, politiques, idéologiques, économiques. Elle se fait aussi grâce aux poètes et aux conteurs.

Quelque soient leurs domaines de prédilection et le genre littéraire choisi, les écrivains sont des témoins actifs de leur temps, des passeurs de mots et d’images. Les écouter permet de mieux se rendre compte des émergences culturelles, sociales. L’Afrique est en mutation ; de nouvelles identités s’affirment. Le monde occidental n’est plus la seule référence, il convient désormais d’en tenir compte.

L’unité linguistique, l’Afrique au même titre que les autres continents

Ce qui nous rassemble dans ce colloque consiste à nommer et convoquer, dire les singuliers apports des langues africaines à la culture et à la compréhension universelles. Elles sont les ressorts à travers lesquels se déplacent et vivent nos héritages. La langue est ce qui nous lie à une histoire collective. Mais à ceux qui tiraient argument de l’abondance des langues en Afrique pour les cantonner au rôle de handicap afin de les refouler dans la nuit des langues, Cheikh Anta Diop eut cette réplique dans Nations nègres et culture : « On pourrait objecter la multiplicité des langues en Afrique… On oublie alors que l’Afrique est un continent au même titre que l’Europe, l’Asie, l’Amérique ; or, sur aucun de ceux-ci, l’unité linguistique n'est réalisée ; pourquoi serait-il nécessaire qu’elle le fût en Afrique ? L’idée d’une langue unique parlée d’un bout à l’autre du continent est inconcevable autant que l’est celle d’une langue européenne unique ». 

Ce qui est en jeu, c’est l’extraordinaire diversité de nos parlers. Ce qui est en objet, c’est la mobilisation d’autres outils utiles à la créativité littéraire et aptes à porter nos propres messages. Il s’agit de voir comment fonctionnent nos langues et comment elles portent et véhiculent nos pensées. Il s’agit aussi, de voir, comment le système éducatif accompagne ou non leur distribution et leur standardisation. Par l’invention, s’illustrent nos génies propres, c’est-à-dire nos aspirations à la nouveauté et la manière dont des savoirs particuliers prennent naissance et circulent. Ce colloque nous ramène aussi à ce que nous pouvons raconter de différent sur la compréhension des mondes visibles ou de ceux qui sont en retrait, en deçà des radars brevetés et estampillés pour saisir ce qui fait sens. 

La création du sultanat de Bamoun [invité d’honneur du colloque NDLR] date du 14ème siècle.  Il est constitué de près de deux millions d’habitants, et s’étend sur une superficie de 7 687 km2. Il est situé dans la partie occidentale du Cameroun et niché sur les hauts plateaux où s’élèvent trois grandes montagnes culminant à plus de 2000 mètres chacune. L’agriculture, l’artisanat et la culture sont ses forces et son esprit entreprenant.

Le rêve d’une langue devenu réalité 

Si notre colloque international a choisi une thématique linguistique spécifique pour inventorier et exposer le potentiel créatif de nos langues c’est pour, ce faisant, d’explorer aussi les autoroutes de la pensée qu’empruntent nos parlers africains. 

Naguère minorés, étouffés, relégués au rang de dialectes, synonymes pour certains de véhicules marginaux justes bon à transporter des pensées sans consistance, ces langues se rebiffent et font l’objet d’une nouvelle expertise. Elles sont rehaussées voire instituées, comme ce fut le cas de l’invention du sultan [de Bamoum] Ibrahim Mbombo Njoya, pour véhiculer une expression, une pensée et des savoirs autonomes. En 1894, le sultan Njoya eut un rêve à partir duquel surgit deux ans plus tard une écriture. 

C’est ce rêve devenu réalité qui donna d’abord naissance à l’alphabet A KAU KU puis la langue : le Shu-mom. Le colloque nous permettra de découvrir cette belle épopée, épopée qui occupe une place de choix dans l’extraordinaire banque mondiale des langues que représente l’Afrique. 

Cette épopée nous apprend que dans le sultanat des Bamoum un instrument moderne, l’écriture, lui a été offert par le roi Ibrahim Njoya qui disait « (je cite) offrir à l’usage des siens « une parole qui parle sans qu’on l’entende ». 

Le Maroc qui s’est distingué par la cohésion de ses habitants, quels qu’en soient les origines et les dialectes récuse le cloisonnement ( SM le Roi Mohammed VI)

 Ce colloque destiné à nos langues africaines est un hommage qui a pour vocation de devenir un levier. Nos langues sont de robustes véhicules qui ont toutefois besoin, dans l’environnement soumis à toutes les fièvres compétitives et au brouhaha des affrontements du monde, de prendre langues avec les autres. De sympathiser avec les autres, de participer au rendez-vous de l’universelle contribution de chaque langue aux sagesses du monde. Comment y contribuer pleinement si nous évacuons nos expressions propres et nos héritages historiques ? Cette rencontre est une invitation à ne pas s’isoler dans nos tours d’ivoire linguistiques. Ceci veut dire consolider ce qui est acquis, et conforter ce qui a été laissé de côté et qui a de la valeur. Au Maroc, la pluralité linguistique a une valeur constitutionnelle. 

Sa Majesté Le Roi Mohammed VI, que Dieu l’assiste, nous a rappelé dans son discours d’Ajdir, que « l’amazighite plonge ses racines au plus profond de l’histoire du peuple marocain, appartient à tous les marocains, sans exclusive, et qu’elle ne peut être mise au service de desseins politiques de quelque nature que ce soit.  Le Maroc s’est distingué, à travers les âges, par la cohésion de ses habitants, quels qu’en soient les origines et les dialectes ».  « Que la promotion de l’amazighe est une responsabilité nationale, car aucune culture nationale ne peut renier ses racines historiques.  Elle se doit, en outre, de s’ouvrir et de récuser tout cloisonnement, afin qu’elle puisse réaliser le développement indispensable à la pérennité et au progrès de toute civilisation ».

Il y a dans cette injonction Royale du refus de tout cloisonnement ; le fondement même qui justifie la création à l’Académie du Royaume du Maroc de la Chaire des littératures et arts africains. 

Un livre qui parle sans qu’on l’entende

Ce colloque est aussi l’occasion de saluer des précurseurs et des écrivains comme le kenyan Ngugi Wa Tiongo’o. Très tôt, avec son essai Décoloniser l’esprit, il a signé le manifeste pour la revalorisation des langues africaines en général et la sienne, le kikuyu en particulier. C’est aussi l’occasion de mentionner les mérites du romancier sénégalais Boubacar Boris Diop. Il vient de remporter le prestigieux prix Neusdadt à Oklahoma University, précisément pour son usage du Wolof comme langue de fiction.

C’est l’occasion de mentionner combien les écrits en swahili, en kinyarwanda, en lingala, en Douala, en Shü-mom, sont attendus pour continuer à labourer des connaissances dont nos langues sont des champs ouverts aux récoltes futures. 

Le Sultan Ibrahim Njoya, virtuose innovateur en arts, concepteur de chorégraphies, a laissé à la postérité un alphabet appelé « Lewa » dans sa première version constituée de 510 signes et pictogrammes et devenu « a ka u ku » dans sa version finale composée de 70 signes monosyllabiques et de simples phonèmes. 

C’est avec le sentiment de gratitude qu’il faut saluer les dispositions que Ibrahima Njoya plaça dans l’écriture. Il voulut en faire un porte-voix exceptionnel lorsqu’il présenta à son peuple son incroyable projet (je cite) : « Je ferai un livre qui parlera sans qu’on l’entende ». Je répète cette maxime, parce que c’en est une, et qui pour moi, fonde tout un programme d’avenir.

Hors des oreilles indiscrètes du colonisateur

Idée-force, qui fut déterminante pour la modernité des savoirs comme pour la circulation des concepts et des imaginaires. Son invention fut capitale pour parler hors des oreilles indiscrètes du colonisateur. 

C’est ainsi que le Sultanat des Bamoums, a été au 19ème siècle finissant, un précieux acteur de la machine africaine en réponse à ses détracteurs ; par la créativité et l’innovation en mobilisant alors de manière extraordinaire l’encre des savants, selon l’heureuse expression du Professeur Souleymane Bachir Diagne. Le Sultanat des Bamoums a ainsi insufflé à l’Afrique un esprit Njoya en s’imposant dans l’histoire contemporaine comme une référence, témoigne de l’énergie à haute valeur fédérative que représente l’innovation. Elle transcende les générations.  Je considère néanmoins que la langue est d’une beauté fragile, plus fragile encore si elle n’est pas utilisée, et davantage menacée si la traduction ne vient pas au contact des langues pour les relier. C’est à ce lien et à ce liant que nous convie la réflexion sur les langues. C’est donc la raison pour laquelle la loi, rénovant l’Académie du Royaume, a placé la Haute instance de traduction au cœur de l’outil de régulation et de reconnexion des contacts et des compréhensions d’une langue à l’autre. C’est par la traduction, dit encore Souleymane Bachir Diagne, que se vérifie l’hospitalité, c’est-à-dire le point de contact harmonieux entre les langues. C’est la raison pour laquelle j’ai la joie d’annoncer ici que les ouvrages écrits par le Sultan Ibrahim Njoya en langue Shü-mom, feront l’objet d’une traduction en arabe et en français. La Haute instance de traduction, avec le concours d’un linguiste issu du Sultanat des Bamoums et de deux universitaires pratiquant l’arabe et le français, participeront à ces travaux de traduction. La Haute instance de traduction agira inlassablement pour que l’an prochain, à la même date, paraissent les traductions de ces ouvrages.

Le roman de l’amour pour l’Afrique

Les trois emblèmes qui fondent le Sultanat de Bamoum : L’araignée, symbole de l’ardeur au travail et au tissage du précieux fil relationnel en société ; le serpent à deux têtes est le symbole de la capacité de protéger et, enfin, la double cloche, symbolise l’harmonie et intègre la mélodie comme une expression indispensable pour la paix et la coopération entre les peuples.

Pour ce que ces emblèmes inspirent et pour tout ce que ce fécond et créatif sultanat représente, je souhaite que nos échanges, au milieu d’universitaires, d’écrivains et d’artistes venus du Sénégal, de Guinée, du Nigéria, du Bénin, du Burkina Faso, du Maroc et du  Cameroun, symbolisent le roman de l’amour pour l’Afrique, selon un titre que j’emprunte volontiers à l’œuvre capitale et captivante du sultan Ibrahim Njoya !

L’Afrique avec nous tous invente, crée et se rencontre à Rabat, ville-lumière, ville d’hospitalité sereine, et de dialogue de toutes les cultures africaines.