L’enseignement privé, une entité parallèle au-dessus de la loi - Par Bilal TALIDI

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Le ministre de l’Education nationale, du préscolaire et des sports, Chakib Benmoussa s’engage dans la mise de l’ordre dans le secteur privé évoquant de manière diplomatique les ‘’irrégularités’’, là où il y a parfois, pour ne pas dire plus, des déviances

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Les déclarations du ministre de l’Education nationale, du préscolaire et des sports Chakib Benmoussa, mardi dernier, affirmant sa détermination de lutter contre les comportements immoraux et illégaux dans les écoles privées sont assurément des propos révolutionnaires, surtout que le ministère a longtemps désactivé ses fonctions de contrôle administratif et pédagogique de ces établissements.

M. Benmoussa a évoqué de manière diplomatique certaines irrégularités (rapport école privé/familles, prise en otage des élèves contre bonnes notes, disparité des frais scolaires et leur inadéquation avec les prestations fournies). Et il s’est fermement  engagé à combattre ces pratiques, tant par la réglementation du secteur et la précision des rapports écoles privée/familles, que par la révision et l’actualisation des cahiers de charge des écoles privée, l’activation et l’intensification du contrôle administratif et pédagogique et la mise en œuvre des dispositions de la loi-cadre relatives à la fixation et l’annonce des prix.

Torts et travers d’un secteur

C’est incontestablement là la manifestation d’un courage politique dont on a tellement besoin, dans l’absolu, mais encore bien plus par ces temps difficiles. On ne peut toutefois ne pas relever que le diagnostic de M. Benmoussa ne reflète pas entièrement ni avec précision l’anarchie dans laquelle se prélasse ce secteur. Car il ne s’agit pas uniquement de comportements contrevenant à l’éthique, à la déontologie et à la loi, et illégaux, de l’existence d’une entité parallèle au ministère qui opère de manière indépendante du département de tutelle et loin de tout contrôle, sur au moins quatre niveaux.

Le premier concerne l’aspect législatif et juridique. Les établissements du secteur privé sont censés être soumises aux décisions ministérielles qui organisent l’année scolaire, fixent la date de signature des PV de rentrée des cadres administratifs et pédagogiques ainsi que le calendrier des vacances scolaires et les échéances relatives à l’évaluation pédagogique selon un agenda précis. Dans la pratique, ces établissements ignorent les décisions ministérielles et se forgent leur propre réglementation qui fixe à leur gré la date de la rentrée scolaire et choisit un calendrier différent des vacances (avant ou après les examens) que les établissements privés subordonnent à des capacités logistiques limitées (salles et cadres administratifs) ne leur permettant pas d’organiser les examens et d’assumer les missions de contrôle pédagogique (surveillance). En même temps ils dépassent les séances d’évaluation décidées par le ministère et finissent par exténuer les apprenants à force d’examens récurrents sous des appellations différentes (examens unifiés spécifiques aux branches de l’établissement), tandis que d’autres achèveront le temps scolaire de manière discrétionnaire.

Le deuxième niveau se rapporte aux irrégularités que ces établissements se permettent en matière d’enseignement et du choix de la méthodologie pédagogique. Certains adoptent des emplois du temps non-réglementaires, intègrent l’enseignement précoce de certaines matières sans se soucier de la loi ou des considérations scientifiques et pédagogiques, et optent pour des manuels scolaires non agréés par le ministère sous le couvert de l’initiation et de la familiarisation, si bien qu’ils finissent par les substituer aux manuels de référence décidés par le ministère qui deviennent à ce titre accessoires. 

Plus grave, nombre d’établissements privés sacrifient, au cours du deuxième semestre, les matières dispensées d’examen tout en assurant aux apprenants des moyennes élevées, pour renforcer les séances des matières soumises à examen. Le programme scolaire s’en trouve réduit, au deuxième semestre, à quatre ou cinq disciplines au détriment des matière décidées par le ministère, en vue de garantir, au mépris du principe de l’égalité des chances, des moyennes élevées à leurs élèves-clients aux normalisés et augmenter leurs propres statistiques de réussite en connivence avec certains services du ministère de tutelle sous le regard tacitement complice des familles.

Le troisième niveau a trait à l’encadrement. Le secteur privé a longtemps prétexté l’incapacité de l’Etat à former des cadres pour justifier son recours à ceux de l’enseignement public au lieu d’œuvrer à sa propre autosuffisance en termes d’encadrement pédagogiques. Il en résulte des dysfonctionnements sérieux, certains impactant négativement la qualité des apprentissages dans l’enseignement public (épuisement des cadres dans le privé, calendriers établis selon la volonté de l’enseignant dans le privé et non pas en fonction des considérations pédagogiques), alors que d’autres dérèglements se répercutent sur la stabilité pédagogique, nombre d’établissements privés étant contraints de changer l’enseignant d’une même matière une ou deux fois par an. 

Cette situation, outre qu’elle désorganise l’enseignement public et saborde le principe de l’égalité des chances, conforte le constat que ce sont les besoins et les impératifs de l’établissement privé qui régissent l’opération pédagogique dans son ensemble au détriment des apprenants et des prérequis de l’opération pédagogique. 

Le Désordre établi

Le quatrième niveau enfin de cet autonomisation du secteur privé par rapport aux décisions et orientations du département de tutelle, touche à la nature des rapports que tisse le privé avec le ministère, avec ses différents partenaires et avec les apprenants et leurs parents. Si le niveau de la législation et des manuels révèle l’absence de l’appareil de contrôle administratif et pédagogique et montre clairement l’affranchissement du secteur privé de toute tutelle, les relations qu’il entretient avec ses différents partenaires confortent sa position d’entité parallèle au-dessus de la loi pour ne pas dire hors celle-ci. La cause en est que nombre d’établissements privés s’opposent obstinément à la constitution des associations des parents d’élèves pour ne pas se retrouver non pas sous leur contrôle, mais même pas sous une veille de nature à débattre avec eux de leurs décisions pédagogiques et administratives.

Dans ce désordre établi, certains établissements privés s’adonnent au commerce des manuels en lieu et place des librairies, sous prétexte de rapprocher les manuels des apprenants. Parfois, par souci de liquider le stock d’anciens manuels, ils imposent d’anciennes versions introuvables sur le marché que les élèves et leurs parents, pris en otages, sont forcés d’acquérir auprès de ces mêmes établissements qui en ont le monopole. Sans se soucier de ce que cette pratique cause comme préjudice énorme aux libraires, mais surtout à la nomenclature pédagogique. Non seulement l’adoption de manuels non actualisés et donc périmés, comportent pour certains des erreurs linguistiques ou didactiques rectifiées dans les versions actualisées, mais aussi consacrent des stéréotypes que le ministère a jugés dépassés et supprimés.

Certes, le ministre a évoqué la gestion du rapport entre l’écolage et la qualité des enseignements dispensés marquée par des énormes écarts. Avec tact, il a attiré l’attention sur des requêtes des listes des fournitures scolaires (deux rames de papier blanc pour chaque élève pour aider l’établissement à répondre à ses propres besoins...). Mais ces questions, qui s’inscrivent dans le cadre du chantage aux familles, reflètent, en creux, la voracité de certains établissements d’enseignement privé qui se sont défaits de toute règle. D’entité parallèle au-dessus des lois et affranchie de tout contrôle administratif et pédagogique, ils se mués en une autorité au-dessus de l’Autorité, exigeant de la société ce que cette dernière, elle-même, n’ose pas demander en temps de crise voire en temps normal, ce qui constitue un ferment de tensions et une menace à la paix sociale.

Le secteur de l’enseignement privé ne manque pas d’institutions citoyennes présentant une image honorable de patriotisme, d’engagement en faveur de l’intérêt national, d’assistance aux familles pauvres et démunies, et d’adhésion au principe du partenariat et du dialogue avec l’ensemble des partenaires. Bémol qui, pour important et exemplaire qu’il soit, reste limité face à l’étendue de cette entité parallèle dont il faut impérativement juguler les risques sur la paix sociale, et son impact financier, dans cette conjoncture marquée par la chute du pouvoir d’achat, sur différentes catégories sociales, particulièrement la classe moyenne, première concernée par ce type d’enseignement.