De l’indigence décorative des Champs Elysées

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Les "nids qui se disaient bonsoir dans les ormes des Champs-Elysées" (Victor Hugo, Les Misérables) se ramassent par terre. Les vendeurs de confiseries et de babioles, sourire triste et mine cafardeuse, camouflent leurs mains gelées par les froidures d'hiver

L'indigence décorative des Champs-Elysées est cruellement symptomatique de l’insignifiance culturelle des décideurs politiques. Les guirlandes scintillantes du fabricant Blachère, chapelets d’étranglement superfétatoires, strangulent impunément les arbres, démultiplient sombrement leurs fades luminescences, écrasent la perspective de la belle artère, n'illuminent en fin de compte que leur pénombre déprimante. Les piteuses fioritures étalent leur affreuse néantisation comme bouquets flétris, occultent la belle plastique des kiosques Art Nouveau et des colonnes Morris. L’Arc de Triomphe, par effet d’optique, se miniaturise. La Grande Roue, insolemment voyante, se désolidarise. Les fontaines éteintes se dématérialisent. L’horloge de la modernité se désynchronise. Les "nids qui se disaient bonsoir dans les ormes des Champs-Elysées" (Victor Hugo, Les Misérables) se ramassent par terre. Les vendeurs de confiseries et de babioles, sourire triste et mine cafardeuse, camouflent leurs mains gelées par les froidures d'hiver et leur langueur réfrigérante comme ils peuvent. Les chalands désabusés ne s’attardent guère au marché de Noël. Le regard des flâneurs, en quête d’éblouissement consolateur, cherche désespérément la magie des lumières, scrute vainement quelque message subliminal dissimulé dans la scénographie et ne découvre qu’un triste simulacre de fête foraine. La désillusion, le désenchantement, la déception se lisent sur tous les visages. Le concert rituel des klaxons, la nuit du réveillon, sera probablement protestataire.

Les Champs-Elysées ont toujours été une promenade internationale, où se mêlent les classes sociales, les générations, les nationalités, où s’engrangent les réminiscences enchanteresses des années folles, où se façonne le paradigme merveilleux des agapes populaires. Les fééries de fin d’année sont attendues comme une échappée libre dans l’extraordinaire, une évasion régénératrice dans l'imaginaire, une escapade salutaire dans le sublunaire. Les bricolages ornementaux de cette saison, vendus comme œuvres d’art, apparaissent comme un brusque décrochage, une déroutante rupture, un signe annonciateur de lendemains encore plus moroses. Le mauvais ouvrage décline en négatif ses promesses conceptuelles. L’illusion de phosphorescence ne s’imprime que dans la rétine de ses auteurs. Sans les vieux lampadaires, l’avenue serait plongée dans le noir. Le projet, nous dit-on, a mûri dans une serre écologique pendant plusieurs années. L’économie d’énergie en serait la cheville ouvrière, « La consommation zéro » une performance première. En vérité, la réduction d’électricité escomptée est largement annulée par le coût du marché clefs-en-main. L’alibi énergétique, la belle affaire, c’est la mémoire festive et sa part subversive qu’on porte en fourrière, la rêverie collective qu'on accable de cauchemar. L'immeuble du bijoutier Cartier fait le pied de nez à cette misère créative en parant ses façades de rose aguicheur, sa panthère diamantée de lumières en emblème. On aurait voulu voir un carnaval futuriste inspiré par la Révolution numérique, des applications étourdissantes des nouvelles technologies, des chorégraphies enivrantes de rayons laser, des ballets hallucinants d'hologrammes, un horizon ouvert sur d'insoupçonnables fantasmagories avant-gardistes.

Le design de la crise économique, politiquement instrumentalisée comme une fatalité, se donne une sémiotique apathique, dépouille les festivités traditionnelles de leur empreinte poétique, marque l’ère des sacrifices du sceau de la récession artistique. La puissance publique orchestre, en pleine trêve natale, la sinistrose collective. Non loin de là, les enseignes prestigieuses crachent leurs cascades lumineuses comme des invites à la luxure. L’Avenue Montaigne et la Place Vendôme exhibent outrageusement leurs sapins fastueux et leur magnificence ornementale comme des vitrines insolentes des paradis fiscaux miraculeusement préservés des secousses boursières.

Mustapha Saha : sociologue, poète, artiste peintre

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