Voyage au royaume des signes* - Par Mohamed Ameskane

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L’intérêt de l'artiste pour le continent remonte à sa naissance ! N'a-t-il pas vu le jour en Afrique ? Au Maroc pays-mosaïque aux divers influents, aux identités multiples et à l'histoire plurielle ?

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Inaugurée le 12 septembre 2023, l'exposition "partitions de l'imaginaire africain" de l'artiste Moustapha Zoufri est prolongée jusqu'au 30 septembre 2023. A ne pas rater à la Galerie Nationale Bab Rouah. L’intérêt de cetartiste   pour le continent remonte, à sa naissance, écrit Mohamed Ameskane dans ce ‘’Voyage au royaume des signes’’ ! « N'a-t-il pas vu le jour en Afrique ? Au Maroc pays-mosaïque aux divers influents, aux identités multiples et à l'histoire plurielle ? Au cours d'un long entretien (à paraître), il me confie, "j'ai toujours un penchant pour la culture africaine. Si j’ai décidé de travailler sur la thématique africaine, ce n'est pas par opportunisme. »

"Ne plus être d'une culture particulière, mais partir de celle-ci pour habiter les imaginaires multiples, riches et féconds des langues du monde, de ses mythes, des déclinaisons multiples des opérations de mise en sens que ces imaginaires permettent. Habiter les cultures du monde comme on se promène dans une garde-robe riche de différents vêtements pour toutes les saisons"

Felwine Sarr (1) 

 

          Le Sénégalais Felwine Sarr est l'une des figures majeures de la pensée contemporaine africaine.   Avec son compatriote Souleymane Bachir Diagne, le Zimbabwéen Sabelo Ndlovu-Gatsheni, les Camérounais Achille Mbembe et Jean-Godefroy Bidima, le Nigérian K.C. Anyanwu, l'Ivoirienne Séverine Kodjo-Grandvaux, le Ghanéen et Britannique Kwame Anthony Appiah, la  Franco-Congolaise et Italienne Nadia Yala Kisukidi  et le Franco-Marocain Ali Belmakhlouf, dont une grand-mère maternelle était sénégalaise, ils questionnent l'histoire, le destin, l'avenir et  le devenir du continent. Professeurs dans les plus prestigieuses universités du monde, auteurs prolifiques, ils déconstruisent les narratifs erronés, les stéréotypes,   les préjugés..Ils décolonisent la pensée pour une vision africaine enracinée, plurielle et ouverte sur les autres, sur l'Autre. Des historiens, philosophes, économistes... qui se donnent comme feuille de route d'achever l'émancipation du berceau de l'humanité.

          La science (archéologie, paléontologie, génétique) ne démontre-t-elle pas, d'une manière irréfutable, que "Mama Africa» est notre mère à tous? Lors de l'exposition temporaire et immersive "dans ma peau", tenue au Musée de l'Homme à Paris en 2019, l'anthropologue et généticienne Évelyne Heyer déclarait que "Nos ancêtres étaient tous noirs. Et c'est seulement qu'on colonise des endroits un peu plus au Nord de la planète qu'il y a une pression de sélection pour une couleur de peau plus blanche...". 

          Le premier homme sur terre est donc africain, noir de peau et, jusqu'à preuve du contraire, marocain !  Les archéologues Jean-Jacques Hublin et Abdelouahed Ben-Ncer nous apprennent en 2017 que cet Homo sapiens est apparu   il y a au moins 300 000 ans, d'après les fossiles les plus anciens, trouvés à Djebel Irhoud au Maroc. Une découverte qui repousse de 100 000 ans l'âge de notre espèce bouleversant ainsi l’histoire d’ Homo sapiens. 

            L’Afrique est non seulement le berceau de la race humaine mais elle a créé aussi la culture, l'art et la technologie. Il fut un temps où l'anthropologue Henri Levy-Bruhl théorisait la "mentalité primitive" et le philosophe Hegel excluait les noirs de la raison et de la marche de l’histoire ! 

Renaissance africaine   

          Pour cette renaissance, le rôle de la culture reste primordial. Dans cet esprit le président-poète Léopold Sédar Senghor initia en 1966 le Premier Festival des Arts Nègres à Dakar. Une grande messe pour démontrer "l'immense apport de l'art nègre à la civilisation universelle."(2) A ce propos, Le Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, Paris, nous convie à « Senghor et les arts. Réinventer l’universel », exposition à voir jusqu’au 12 novembre 2023. L’influence des arts africain et islamique sur le parcours des grands noms de la modernité est indéniable.  Il suffit d’explorer les figures de Pablo Picasso, les arabesques d'Henri Matisse et autres signes de Paul Klee.  

          Dans les années quatre-vingt, les cultures africaine et afro-descendante resurgissent sur le devant de la scène. Le monde musical en est l'un des exemples des plus époustouflants avec les succès phénoménaux des Cesaria Evora et Buena Vista Social Club pour ne citer que ces deux exemples. Côté arts plastiques,   on se souvient de l' exposition « Les magiciens de la terre » en 1989  et d'«Africa remix » en 2005 à Paris, d’ « Africa Explorers » à New York en 1991… Galeries, musées et biennales offrent leurs cimaises aux artistes du continent dont Abdoulaye Konaté,   Barthélémy Tonguo,  Chéri Samba,   Ghada Amer,   Mounir Fatmi…En 2022 les sociétés Piasa, Artcurial, Bonhams, Sotheby’s,   Christie’s... ont vendu   pas moins de 2700 œuvres d'artistes africains sur les places de New York, Londres, Paris, Tokyo, Shanghai et Marrakech! La 4e édition d'«Un hiver marocain », organisée par   Artcurial, affiche un résultat de 3 millions de dollars, dont 150 000 $ pour   "Flamme" (1969) de Mohamed Melehi.    

          Le Maroc, qui renoue avec son enracinement dans le continent, est loin d’échapper à cette effervescence artistique et culturelle. Le festival Visa For Music de Rabat est sur les traces du défunt Ammougar d'Agadir. Khouribga, à l'instar d'Ouagadougou, fête depuis des années les cinéastes du continent. Asilah et son Forum Afro-Arabe décerne le Prix Chikaya U Tam'side de la poésie africaine. L'Académie du Royaume du Maroc initie une chaire des littératures et des arts africains et Marrakech abrite désormais le Festival du livre africain... 

          Il y a quelques années fut inauguré le musée d’art contemporain africain Al Maaden à Marrakech, le MACAAL avec son parc de sculptures monumentales. La cité rouge a ouvert ses portes à la 1-54, première foire internationale dédiée à la promotion de l’art contemporain d’Afrique et de la diaspora. En 2017, Rabat abrite « l’Afrique en Capitale » et le Musée Mohammed VI d'Art Moderne et Contemporain accueille les expositions "un collectionneur. Un regard contemporain sur l'art africain", «Lumières d'Afrique", "les trésors de l'Islam en Afrique de Tombouctou à Zanzibar", "l'Afrique vue par ses photographes de Malick Sidibé à nos jours" et   "Art du Bénin d’hier et d'aujourd’hui, de la restitution à la révélation : Volet contemporain ».  

          Rabat est élue capitale de la culture africaine pour 2022/2023 et s’apprête à lancer les travaux d’un musée   destiné aux arts modernes et contemporains d'Afrique. Le hasard a voulu que   "Symphonie Africaine", monumentale fresque de Moustapha Zoufri, soit peinte en face du futur musée ! Une belle manière de l'accueillir.  

Moustapha Zoufri, retour, détour...

          Marocain Résidant à l'Etranger, artiste plasticien, après une quarantaine d'années en Belgique, de retour au bercail, Zoufri installe un atelier à Rabat et conçoit mille et un projets.   Son retour   coïncide avec les célébrations de Rabat capitale de la culture africaine auxquelles il souhaite participer avec un hymne en trois actes : 

- Une fresque monumentale «Symphonie Africaine", étalée   sur l'un des murs du Musée Mohammed VI d'Art Moderne et Contemporain.

- Une exposition originale " Partitions de l'imaginaire africain"   à la Galerie Nationale Bab Rouah.

- Une sculpture transcendantale, "L'envol de l'Afrique",   qu'il rêve d’implanter sur la place de l'Union Africaine.   

          La fresque est réalisée, la sculpture en projet et l'exposition   montée. Avant de nous promener dans ses dédales, faisons connaissance avec l'artiste. Qui est Moustapha Zoufri?

          Moustapha Zoufri a vu le jour dans le Rif,   à Nador.  Il a poursuivi ses études primaires à Segangan puis secondaires à Nador et Oujda. Après le baccalauréat, il poursuit un cursus universitaire à l'Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles et à l’Ecole Supérieure des Arts Plastiques et Visuels de Mons. Longtemps enseignant des arts plastiques, il cumule expositions collectives et personnelles en Europe et au Maroc. On se souvient de son accrochage collectif, dans le cadre de la première édition du festival Rawafid en 2006, à Casablanca et de son exposition individuelle, "Les partitions de l'imaginaire", à l'Espace Rivages de la Fondation Hassan II pour les   Marocains Résidant à l'Etranger à Rabat en 2016. Ses interventions dans l'espace public sont largement médiatisées. On cite, entre autres, «La flamme de l'espoir", sculpture réalisée en 2016 à Molenbeek-Saint-Jean, en hommage aux victimes des attentats de Paris et Bruxelles. En 2018, il dote la ville d'Oujda d'une sculpture pour clôturer, en beauté, les manifestations de "Oujda capitale de la culture arabe."

Partitions de l'imaginaire africain

          On ne peut pas saisir la démarche de Moustapha Zoufri sans ce "détour", concept cher à Georges Balandier, anthropologue et sociologue spécialiste de l'Afrique et de la décolonisation.  (3)

          L’intérêt de l'artiste   pour le continent remonte à sa naissance ! N'a-t-il pas vu le jour en Afrique ? Au Maroc pays-mosaïque aux divers influents, aux identités multiples et à l'histoire plurielle ? Au cours d'un long entretien (à paraître), il me confie, "j'ai toujours un penchant pour la culture africaine. Si j’ai décidé de travailler sur la thématique africaine, ce n'est pas par opportunisme. J’ai toujours senti, en tant que marocain, une appartenance à l’Afrique...". N'a-t-il pas exposé en 1984 "L'art aux couleurs de l'Afrique» ? Accrochage à la galerie Salvador Allende de l'Université libre de Bruxelles réunissant artistes marocains et congolais. 

 

          Je l'écoute continuer sur sa lancée. "En m’inspirant de l’univers des signes africains, j’ai pu élargir mon espace d’inspiration et éviter de me limiter   à un particularisme identitaire régionaliste. Leur apport élargit mon champ de recherche à des éléments venus d’un imaginaire aussi riche qu’authentique et nourris d’une histoire ancrée dans une mémoire ancestrale et profonde. Ces anciens signes que j’ai déniché et parfois déterrés dans divers supports, associés à mes propres graphismes constituent un nombre d’éléments plastiques suffisamment importants pour produire confortablement mes œuvres à la manière du musicien qui emploie ses notes musicales et de l’écrivain qui s’exprime avec ses mots". 

          Dans son atelier, un vrai laboratoire sinon une caverne d'Ali Baba avec beaux livres, tissus, masques, il me parle longuement de Paul Klee et de son voyage en Tunisie. Après sa visite d'une mosquée et la découverte de la mosaïque islamique, Klee fut convaincu qu’une peinture qu'on n’entend pas ne mérite pas d'être peinte.   N'a-t-il pas «...crée un art polyphonique qui a transcendé les limites des genres et des mouvements du 20 ème siècle, dans lequel l'écriture devient peinture et la peinture musique. "? note Eliane Jacquot.

          A regarder les œuvres des diverses périodes et styles de Moustapha Zoufri, c'est cette musicalité qui vous saute aux yeux ! Des partitions, avec des signes énigmatiques, nous plongeant dans des imaginaires immémoriaux. Un univers qui transcende le réel pour des épopées fantaisistes. En   fouineur,   chineur,    l'artiste déterre,    couche après couche, des éléments qu'il transfigure sur le papier, la toile et le mur. Une quête inlassable des traces, indices, vestiges, symboles, signes et images d'un palimpseste qui   refuse de dévoiler ses secrets. Des compositions à la géométrie invisible, des formes empruntées à l’univers de l'architecture islamique avec ses arcades qui se   succèdent et ses mosaïques infinies qui donnent le vertige...Les toiles de Zoufri n'ont pas de point de fuite, pas de limites, pas de sens de "lecture". Ont-elles besoin de cadres ? Des maquettes pour des supports plus larges. Outre la musicalité, il y a ce   côté ornemental. On les croit toutes destinées à l'espace public et à ses édifices.

          Quant aux innombrables signes qu'elles offrent à voir, on peut discourir longuement sur leurs symbolique et significations.  Des anthropologues, sociologues et autres sémiologues l'ont fait et ont produit une littérature abondante sur le sujet. Ce qui intéresse Moustapha Zoufri, au-delà de la signification, c'est leur richesse formelle. 

          Évoquant les démarches de Paul Klee, après son voyage initiatique en Tunisie, et de  Béla Bartok, après avoir participé aux colloques de musique arabe de Tunis et du   Caire,  Jean Duvignaud écrit "Faut-il rappeler que la peinture marocaine de Cherkaoui à Melehi n'a pas fait autre chose, et que sa force vient de ce qu'elle s'est mise à l'écoute de l'immense chuchotement des signes?"  (4)

          Moustapha Zoufri, à l'instar d'autres plasticiens du monde arabo-musulmans, fait partie de cette école du signe tant théorisée, décortiquée, analysée par les plumes, entre autres,  de Mohamed Aziza (5), Abdelouahab Meddeb (6), Abdelkébir Khatibi (7). Son originalité, c'est qu'il élargit sa palette et étale ses toiles pour accueillir les signes de l'Afrique subsaharienne. En les mélangeant avec ceux de son terroir, le Rif, de son pays, le Maroc, de la culture arabo-islamique, de l'Amérique Latine, de la Chine, du japon...il découvre des similitudes, des fonds communs, un imaginaire en fin de compte universel.

          "Partitions de l'imaginaire africain"   se présente sous forme de dessins, peintures, installations...mais aussi d'objets, tapis, tissus, masques, livres... Dans une scénographie adéquate, les créations et leurs sources inspiratrices se croisent, dialoguent, s'interpellent. L'installation "Peau noire, masques blancs" est un clin d'œil à Frantz Fanon et à son livre culte, publié en 1952. (8) Sur les traces d'Aimé Césaire, l'intellectuel anticolonialiste y développe des thèses, reprises et développées par Édouard Glissant, le chantre   de la créolisation du monde.  

          Les hommes, les idées et les signes voyagent. Les migrations subsahariennes actuelles ressuscitent le Sahara comme espace de circulation. En réactivant les routes du temps des caravanes entre Tombouctou et Sijilmassa (empruntées par Ibn Battouta en 1353), ne nous réconcilient-elles pas enfin, nous Marocains,    avec notre africanité ?

          Pour conclure, je dirai que le travail de Moustapha Zoufri est loin d'être de circonstance. Au-delà de son hommage, rendu dans le cadre de Rabat capitale de la culture africaine, sa danse avec les signes continuera de plus belle. Ses fouilles dans les strates et les méandres du continent et d'ailleurs se poursuivront nous promettant des lendemains qui chantent. Des lendemains qui dansent   aux rythmes, aux sons et aux tons... du Royaume des Signes.  

* Texte tiré du catalogue de l’exposition « Moustapha Zoufri, partitions de l’imaginaire africain », Galerie Nationale Baba Rouah de Rabat (du 12 au 30 septembre 2023)

(1) Habiter le monde, essai de politique relationnelle, Editions Mémoire d'encrier, Montréal, Québec, 2017

 (2) Abdallah Stouky, "le festival mondial des arts nègres ou les nostalgiques de la négritude", in Mélanges, Map, 2022 

(3) Georges Balandier, Le détour : pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985. 

(4) Jean Duvignaud, au pied de la lettre, préface de Les arts traditionnels au Maroc de Mohamed Sijelmassi, Paris, 1974. 

(5) Mohamed Aziza, vers une école arabe du signe, rencontre arabe autour des modernités arabes en arts plastiques, Hamamet, Tunisie, 1972

(6) Abdelwahab Meddeb, La trace, le signe, in l'image dans le monde arabe, sous la direction de G.Beaugé et de J.-F. Clément, CNRS Editions, Paris, 1995

(7) Abdelkébir Khatibi, "primature du signe" in l'art contemporain arabe, Prolégomènes, approches et rencontres, Al Manar/Institut du Monde Arabe, 2001 

(8)En 2020, l'artiste Béninois Roméo Mivekannin expose  « Peaux noires, masques blancs »  en référence à l'ouvrage de Frantz Fanon.

 

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