Ibn ‘Arabî : L’amant et l’aimé de la passion – Par Rédouane Taouil

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Ce n’est pas la fille de la vigne qui est le thème insigne chez Ibn ‘Arabî, mais la beauté féminine comme révélation de l’absolu et image de la passion

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Tomb of Ibn Arabi

Sépulture d'Ibn Arabi au mont Quasioun à Damas

Maître suprême de la tradition soufie, Ibn ‘Arabî est un mystique voyageur. Sa vie : un permanent pèlerinage aux splendeurs spirituelles et aux sources de l’amour. Ayant vu le jour à Murcie en 1165, il entame, très jeune, sa quête d’illuminations en s’installant à Séville où il suit des études sous l’impulsion éclairée de son père. Après avoir arpenté l’Andalousie, il séjourne en Afrique du Nord, en Egypte, en Irak, dans la future cité des derviches tourneurs, Konya, et enfin à Damas où il s’éteint en 1240. Ibn Arabî a légué une œuvre si prolifique que même sa mémoire, prodigieuse, ne parvenait pas à inventorier. Les plus célèbres de ses ouvrages sont les monumentales, Conquêtes Mecquoises, Chatons de la sagesse, et son hymne à l’attraction d’amour, L’interprète des désirs.

Né de la rencontre éblouissante avec Nizam (Harmonie), fille de l’imam du sanctuaire d’Abraham à la Mecque , cet hymne à la perfection divine et à la beauté de la femme annonce la célébration ardente de Béatrice par un poète florentin, né cent ans après le soufi andalou, Dante.

L’interprète des désirs est contemporain du lyrique Eloge du vin de Omar Ibn al-Faridh’ qui s’ouvre sur une évocation sublime du partage :
« Ce très vieux vin, 

Ô bien-aimé, bu à ton signe,

Nous fit ivres avant la naissance de la vigne »

L’invite à l’élucidation enivrante ruisselle également dans les vers non moins emblématiques de la mystique du XIIIe siècle de Faridu Din Attar :
« Ayant bu des mers entières, nous sommes tout étonnés
Que nos lèvres soient encore aussi sèches que les plages
Et toujours cherchons la mer pour les y tremper sans voir
Que nos lèvres sont les plages et que nous sommes la mer »

Ce n’est pas la fille de la vigne qui est le thème insigne chez Ibn ‘Arabî, mais la beauté féminine comme révélation de l’absolu et image de la passion. À se pencher sur le miroir de L’interprète des désirs, on reconnaît le legs fabuleux des odes préislamiques à travers la déploration sur le campement d’un jour et l’amour contredit à jamais. Cette transhumance de la mémoire poétique se déploie dans une expression qui donne à voir en noces les symboles du désert d’Arabie et les métaphores des jardins d’Andalousie. La nostalgie qui irrigue l’ensemble des poèmes n’est pas une utopie du retour ou exil dans une terre originelle mais un flux, à la fois inquiet et enchanté, disert et ineffable de la quête d’amour.

La splendeur des oxymores, l’entrelacement des sons, l’économie des consonnes, la sensualité des mélodies, la musicalité des cadences sont autant de qualités qui mettent en exergue l’alliance, entre l’éclat féminin et l’élan divin, scellée au cœur de l’amour. Chantre de l’éblouissement amoureux, Ibn ‘Arabî dépeint l’unité de la foi à travers de multiples figures de passion dont d’aucuns portaient le prénom de leur aimée. Imaginons Aragon appelé Louis Elsa, ou Rilke, qui changea son prénom initial, René, qu‘il trouvait féminin, nommé Rainer Maria Lou. L’appellation se détache de la filiation pour incarner, plus qu’un attachement, un ravissement. Cette loi de l’amour s’exprime, sous la plume du Maître, dans une double fusion entre les traits de l’aimée et l’infinie beauté de l’univers, entre l’aimant et l’aimée : 

« Telle une lettre dédoublée
Nous-mêmes lors des adieux, 

à force d’étreinte et d’enlacement.
Deux personnes nous sommes :
Les regards n’en voient qu’une »

Le chant ininterrompu d’’Ibn ‘Arabî est rythmé par des allitérations et des métaphores où les courbes de l’alphabet dessinent l’effusion de l’amour à travers la grâce des lettres comme dans ces vers de Abou Bakr A’Nattah :

« Je t’ai vue dans le rêve m’enlacer

Comme l’Alif enlace le Lam »

« Le principe en matière d’Amour – écrit Ibn ‘Arabî - est que tu sois l’Essence même de ton Bien-Aimée et que tu t’absorbes en Lui de sorte que Lui seul demeure et non toi ».

 

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