CARNET DE VOYAGE - ABDALLAH SAAF AU PAYS DE HÔ CHI MINH (L’INTEGRAL)

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’Je pensais fortement qu’à côté du voyage collectif, bien réel était mon voyage à moi, tout à fait personnel, vers mon Vietnam, à travers la représentation que je m’en étais faite durant des décennies, depuis mon avènement à la conscience politique.’’

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Abdallah Saaf a été, entre autres, ministre de l’Education nationale, membre de la Commission pour la révision de la Constitution de 2011. Auteur de plusieurs ouvrages et président du Centre d’Etudes et de Recherches en sciences sociales (CERSS), il a effectué plusieurs voyages au Vietnam. Venant de la gauche radicale marocaine, il ne pouvait qu’être sensible au pays de Hô Chi Minh et Giáp dont les guerres contre le colonialisme et l’impérialisme au XXème siècle peuvent constituer pour un Homère contemporain une Iliade et une Odyssée des temps modernes. Mais pas seulement. Qualifié de pays à revenus intermédiaires par la Banque mondiale, le Vietnam est désigné, au choix, comme « l’atelier du monde », ou un autre « tigre économique » de l’Asie. Un Chiffre pour en témoigner : Au cours des huit premiers mois de cette année, il a attiré des investissements étrangers estimés à 16,8 milliards de dollars. Ce Carnet de voyage, Abdallah Saaf l’explique par la nature des liens économiques, culturels, et humains significatifs qu’entretient le Maroc avec le Vietnam. Par son affection sentimentale et intellectuelle pour cette lointaine et proche contrée, aussi. Une manière de célébrer ce magnifique pays en son jour de fête nationale (le 2 septembre).  Ce premier voyage, A. Saaf le commence par le récit de son envol pour Hanoï et son impatience d’atteindre sa destination tant rêvée. Une immersion qui va le mener au Vietnam d’aujourd’hui et d’hier. 

I - LE RÊVE VIETNAMIEN

Je suis parti pour Hanoï au cours de la dernière semaine de mars 2017 pour en revenir au début d’avril de la même année. Le premier voyage m’a semblé bien court au regard de ce que j’y ai investi en attachement intellectuel et affectif. J’aurais voulu que mon immersion vietnamienne ait été plus longue. Mais j’ai vécu ces jours au Vietnam comme un trophée que j’ai fini par remporter après un grand effort, une longue attente, un travail intellectuel sur une expérience à la fois radicalement différente de ce que nous autres Marocains avons vécu et en même temps comparable. 

Au cours des dernières années, plusieurs occasions d’aller au Vietnam s’étaient présentées. Du fait de maintes urgences, je n’avais pas eu jusque-là la disponibilité d’esprit nécessaire pour effectuer ce périple. Je n’ai jamais cessé pour autant de rêver de ce pèlerinage.

Cette fois, je me rendais au Vietnam sur invitation de l’ambassade marocaine à Hanoï, en collaboration avec les autorités vietnamiennes, dans une délégation quasi officielle où étaient représentés le Haut-Commissariat à la Résistance, l’Université marocaine et le Centre d’Etudes et de Recherches en sciences sociales (CERSS) que je dirige, comme composante de la société civile. 

Je pensais fortement qu’à côté du voyage collectif, bien réel était mon voyage à moi, tout à fait personnel, vers mon Vietnam, à travers la représentation que je m’en étais faite durant des décennies, depuis mon avènement à la conscience politique. Comme pour beaucoup de jeunes de ma génération, le Vietnam n’était pas seulement un fait international, des péripéties extérieures, mais une expérience individuelle.

A mon retour, je ne sais pourquoi, je reportais constamment le moment de l’écriture comme un plaisir dont on veut jouir dans les meilleures conditions possibles, mais à venir.

Durant mon voyage, depuis le départ, tout fonctionnait comme si quelque part, d’une certaine manière, je couvrais d’un caractère sacré ce voyage, que je portais en moi et que je souhaitais effectuer du plus profond de moi-même. Ma « passion » vietnamienne par rapport à toutes mes passions, prenait un relief particulier. Il ne s’agissait pas d’écrire pour écrire, ni pour évaluer, ni pour capitaliser, ni pour jouir du plaisir narcissique de se voir déambulant à travers les coins les plus reculés du monde, mais parce que c’était le Vietnam à la rencontre duquel je souhaitais aller de longue date.

L’escale émiratie

Départ de Casablanca, via Dubaï, pour Hanoï en tout confort, jusqu’au retour et en revenant par Ho Chi Minh ville, jusqu’à Casablanca, en repassant par Dubaï. Tout au long du trajet, tout se passe bien entre films, lectures, un peu d’écriture et des tentatives plus ou moins manquées de sommeil.

A la fin de la première étape du voyage de Casablanca-Dubaï, l’avion tourne en rond longuement dans le ciel émirati, plus d’une heure, avant de se poser enfin sans que l’on réussisse au moment de l’atterrissage, ni même plus tard, à savoir quelle était la nature du problème. Ce n’était manifestement pas un problème de sécurité. Peut-être la météo ? Plus tard, lorsque l’on eût l’occasion de sortir des salles et couloirs de l’aéroport, nous pûmes constater la profondeur et la densité du brouillard, et la petite pluie fine continue. Ou s’agissait-il de dysfonctionnements dans la gestion informatique des vols ? De problèmes de mécaniques avec des effets en cascade ?... Nous ne le saurons pas. A notre descente d’avion, nous avons pu constater que le problème était général et concernait tous les vols. Et cette interrogation qui effleure mon esprit : A quoi bon disposer de tant de moyens et vivre des cauchemars de gouvernance de cette nature ?  

Aucune information même pour rassurer. Seulement un aéroport haut standing, de la nourriture en abondance, des serveurs, des employés, des agents de sécurité.

Nous étions sûrs de ne pas pouvoir être à l’heure pour la connexion qui devait nous ramener de Bangkok, notre prochaine destination, avant Hanoï. Mais d’abord, nous devions achever notre nuit blanche émiratie dans les plus mauvaises conditions physiques et surtout morales...

Nous ne partîmes de Bangkok que tardivement, le lendemain en fin de matinée, après la nuit agitée et difficile que nous venions de passer et un début de matinée dans la plus grande incertitude.

L’aéroport de Dubaï est impressionnant, un standing haut de gamme, beaucoup de commodités, des gadgets partout, les journaux des quatre coins du monde, des repas dans les règles de l’art, des sandwichs, des fruits secs, des jus, des sodas, un personnel multinational, multiculturel, innombrable (des serveurs, des employés, des agents de sécurité, des cuisiniers, des cadres…) Quel aéroport, quelle compagnie, quel pays pourrait prétendre rivaliser avec celui-ci ?

Enfin le départ pour Bangkok dans les mêmes conditions d’aisance mais après une difficile et interminable nuit blanche. Nous arrivons dans la capitale thaïlandaise la nuit, où nous attendaient les employés de la compagnie émiratie. La qualité de l’organisation de la compagnie est bonne. Ce moment d’ordre, après le désordre vécu, rassure un peu. Nous sommes nourris et logés dans un hôtel situé à l’intérieur de l’aéroport. Dans la chambre et dans la salle de bain, on trouve le minimum indispensable, l’essentiel pour se remettre d’aplomb, en l’absence de nos bagages acheminés depuis Casablanca sur Hanoï.

Notre préoccupation majeure était d’arriver à Hanoï, juste à temps pour participer à la manifestation à laquelle nous étions conviés, objectif officiel et principal de ce voyage. Une manifestation qui devait commencer selon le programme initial, le lundi matin. Or du fait du retard de la ligne Casablanca-Dubaï, nous ne pouvions arriver au mieux qu’en milieu de journée. Depuis l’escale émiratie, nous avions avisé l’ambassade et les organisateurs de la rencontre maroco-vietnamienne du contretemps. A Hanoi, l’ambassade et les autres organisateurs déployèrent une grande gymnastique pour déplacer l’activité du matin vers l’après-midi en essayant de faire en sorte qu’il n’y ait pas trop de déperdition des intervenants concernés et du public attendu.

Dans mon impatience d’atteindre enfin le rêve vietnamien, par le jeu complexe des associations de la mémoire, me revinrent les souvenirs de « Parcours marocains en Indochine »*, réalisé à partir des entretiens que j’ai menés avec les tirailleurs marocains, les « anciens d’Indochine ». Je ne pouvais m’empêcher de comparer leurs repères géographiques et leurs escales : Marseille, Toulon, Oran, Port-Saïd, Suez, Aden, Djibouti, Bombay, voire Colombo… des passages obligés vers « l’enfer de la guerre annamite ».

Ramené à ce périlleux périple, long et harassant, le vol d’aujourd’hui, direct, aisé et simple vers « l’atelier du monde », vers l’autre « tigre économique » de l’Asie, vers ce qui est considéré à l’échelle universelle comme un modèle de développement, ressemble à une promenade de santé.

II - ENFIN HANOÏ, ‘’LA PORTE DU MAROC’’

Arrivée à Hanoï en milieu de journée, mais sans nos bagages, en raison des dysfonctionnements survenus au cours du déplacement. Ils finiront par arriver le soir même. Accueil chaleureux du côté des responsables vietnamiens avec des représentants de l’Association des Vétérans de la résistance vietnamienne. Un colonel est chargé d’accompagner notre séjour. L’ambassade marocaine n’est pas en reste. L’ambassadeur est là très présent, accueillant, amical. Le programme annoncé est chargé.

Une première journée au pas de charge

Déjeuner vietnamien avec ses plats typiques. Entourés des représentants de l’organisation des Vétérans, nos hôtes officiels, nous goûtons aux plats qui se succèdent : nems, salades, soupes, poissons, fruits, accompagnements très variées. J’ai fréquenté la cuisine vietnamienne dans différentes villes du monde : Rabat, Casablanca, Paris, Grenade, Madrid, Washington, New York… mais là je découvre de nouvelles recettes. Insérée dans son milieu, la gastronomie vietnamienne dévoile d’autres saveurs, d’autres dimensions, mais je suis incapable de dire mon sentiment sur les différences…

Un important groupe de journalistes est là pour « couvrir » la rencontre. Puis eût lieu le départ pour la conférence. L’ambassade a manifestement fourni des efforts considérables pour réussir à déplacer vers l’après-midi l’activité programmée initialement pour le matin. Malgré le manque de sommeil, nous nous devions de tenir et de communiquer au mieux.

La conférence porte sur les relations maroco-vietnamiennes. Elle cible une dimension fondatrice. Les participants, les intervenants, l’assistance en général sont d’un niveau officiel marqué : des ministres, des ambassadeurs, des représentants d’institutions diverses, les ambassades de Palestine, de Turquie, de Russie, de Belgique, du Venezuela… En plus des responsables et enseignants universitaires, des groupes d’étudiants et de journalistes. 

Dans la conférence sur la mémoire commune entre le Maroc et le Vietnam, deux sessions aux portées historiques étaient prévues. Les intervenants font partie de l’Association des Vétérans des guerres de Libération du Vietnam et du Haut-Commissariat aux Résistants et Anciens membres de l'armée de libération. Cette thématique est maintenant abondamment fréquentée, en tout cas dans les départements d’histoire et dans la grande presse. Une troisième session portait sur la coopération académique et les programmes de recherche entre les deux pays. Du seul angle de la qualité et du nombre de l’assistance, la conférence paraissait d’emblée réussie.

Les communications se succèdent et je présente la mienne : on m’avait demandé quelques semaines avant le voyage de prospecter les perspectives d’un projet de programmes de recherches et d’enseignement maroco-vietnamien. J’ai développé quelques pistes dans cette direction : il me paraissait possible d’investir à partir de la mémoire, et à travers l’organisation de journées d’études, colloques, conférences ou de cours et de programmes dans les cursus universitaires. La première vague de recherches peut aboutir à de projets à venir au niveau des universités et des think-tanks partenaires des deux côtés.

La mémoire historique partagée met au premier plan de nombreux concepts, faits et processus. Il s’agit de démontrer la particularité d’une mémoire historique partagée à travers l’implication de combattants marocains dans la lutte du peuple vietnamien pour sa libération du joug colonial.

Tôt ce matin, dans un cérémonial appuyé, je signe une convention de partenariat entre le Centre que je dirige (Le Centre des Etudes et recherches en Sciences sociales/ le CERSS) et l’Institut des Etudes pour l’Afrique et le Moyen-Orient (IAMES). La convention institue le principe d’échanges d’informations, d’études, de monographies, de consultations bilatérales, l’organisation de conférences, de tables rondes, de séminaires, de débats, de brainstormings, la mobilité des chercheurs entre les deux pays…

De nombreux chercheurs et enseignants de l’Institut étaient présents. Je ne pus m’empêcher de m’interroger sur l’origine de cette idée - dans des pays géographiquement, politiquement, et culturellement lointains - de consacrer une institution académique aux seules questions africaines et moyen-orientales.

La Porte du Maroc

Houdac on Twitter: "Pendant que vous dormiez, je suis partie à la recherche  de la porte des marocains ???????? à 70km de Hanoï!! Merci à la team de  recherche : Nhung et

La Porte du Maroc restaurée, une année après le premier passage de Abdallah Saaf, en 2018, jeune marocaine, @houdac pose pour la postérité

Nous nous rendons ensuite ou siège de l’Université Nationale de Hanoï où nous sommes reçus dès le seuil par un comité d’accueil qui attendait visiblement depuis la première heure. La visite commença par le musée de l’université : de vieux portraits, des images plus aux moins récentes tirées des combats du pays ; photos des professeurs, étudiants et dirigeants du Vietnam passés par là sont affichées, des séquences de la résistance armée et de l’action politique vécues depuis l’université… C’est que l’histoire de l’université de Hanoï reflète celle du pays, de ses combats, de ses élites, de ses organisations, de sa société. L’université vietnamienne du moins celle de Hanoï est profondément mêlée à l’histoire du mouvement national et social du pays. Elle s’est faite dans le combat et a grandi à travers lui… 

Un mémorandum de partenariat est signé entre l’Université Mohammed V et l’Université Nationale de Hanoï en vue de renforcer la coopération culturelle entre les deux pays et pour appuyer les actions à entreprendre par les deux institutions. L’objectif est de renforcer les relations historiques, la coopération entre les institutions universitaires, le rapprochement des points de vue des experts et des professeurs, le développement des actions communes et de collaboration dans la publication de livres et d’articles. Je donne à l’occasion un entretien au magazine « le courrier du Viêtnam ». De même la T.V vietnamienne s’attardera longuement sur notre séjour. La couverture médiatique est très large. J’eus une longue discussion avec ma voisine, l’interprète vietnamienne de l’ambassade, sur la vie quotidienne à Hanoï, le coût et la qualité de la vie, les espérances des gens. Elle se prêta gentiment à mes questions.

Après la visite à l’université nous sommes invités par nos hôtes à un restaurant de la place. Le président et ses collaborateurs sont là. Après déjeuner, nous partons visiter « la Porte du Maroc », ainsi que l’appellent les Marocains. Elle fit sur le plan diplomatique l’objet d’une petite bataille symbolique, certains ayant voulu la baptiser « Porte de l’Afrique », sous prétexte que diverses nationalités ont participé à sa construction. Peut-être. Mais le concept, le référentiel, le modèle, l’idée à la base, l’architecture, les mains, sont marocains. Je pense avoir été le premier à en avoir mentionné l’existence dans mon livre sur les soldats maghrébins et africains de l’oncle Ho (L’Histoire d’Anh Ma, L’Harmattan, Paris, 1996). Plus tard Nelcya Delanoe « était revenue sur le sujet et s’était rendue sur les lieux. Me concernant, je tiens le récit sur la base de plusieurs sources : 

  1. Des témoignages des Marocains anciens d’Indochine qui pour la plupart se sont longuement attardés sur le rôle d’un certain Jilali, véritable maître d’œuvre du monument, sous la direction de Anh Ma (nom de combat donné par Ho Chi Minh à Mohammed ben Aomar Lahrech), mon héros marocain de la guerre d’Indochine et auquel j’ai consacré un ouvrage (Cf. Histoire d’Anh Ma, précité)..

  2. Du témoignage que m'a fait Georges Boudarel, historien que j'ai connu à la fin de sa vie, et qui mentionne également l'existence de cette porte (Georges Boudarel, Cent fleurs écloses dans la nuit du Vietnam. Communisme et dissidence 1954-1956", Jacques Bertoin, Paris 1991).

  3. Du récit également de deux dirigeants communistes marocains, Ali Yata et Abdeslam Bourquia, qui se sont rendus à la coopérative tenue par les ralliés marocains située à cet endroit (Bavi) dans les années soixante après la guerre française d'Indochine.

L’opéra de Hanoï

Me voici donc, dans cet océan de verdure, me tenant devant la porte. Je la regarde droit dans les yeux ressentant une immense joie, comme s'il s'agissait de mon œuvre propre. Elle est unique. Aujourd'hui, la mairie de Hanoï a préparé des projets de réaménagement du site et a déjà pris la décision de l'intégrer dans l'un des circuits touristiques de la capitale. Dans quelques semaines, les travaux seront achevés et le site sera officiellement inauguré.

Comme en venant ici à Bavi, au retour nous sommes sensibles au style des maisons, avec leur touche typiquement vietnamienne, bien différente de celles que j'ai observées ailleurs en Asie (Chine, Corée du Sud, Japon, Thaïlande...). Elles portent leurs propres empreintes architecturales. Leur décor, leur aménagement des espaces, leur hauteur, leurs dépendances, leurs couleurs..., tout les distinguent. Les traces de la période coloniale sont perceptibles. Mais de nouveau, le souffle des périodes d'après guerres, et surtout la dernière, reprend le dessus : grandes avenues, infrastructures, plantations, complexes industriels, étendues rurales... Me revint à l’esprit cette observation qu’on m'avait faite lorsqu'il y a longtemps j'effectuais des recherches sur les Marocains engagés dans le corps expéditionnaire français : les soldats marocains, majoritairement des ruraux, se retrouvèrent dans la compagne vietnamienne et avec les paysans vietnamiens comme dans leur élément propre.

Après ce périple, nous revenons vers le centre du vieux Hanoï. Nous faisons halte dans le grand café de l'Opéra, avant la séance de cinéma prévue pour le soir, pas loin, dans un autre cadre, celui des « journées de la francophonie, qui coïncident avec notre séjour à Hanoï " 

L'opéra de Hanoï m'est quelque peu familier. Je l'avais déjà entraperçu, voire dûment rencontré, dans mes lectures (les romans de la période coloniale française d'Indochine, ceux de Jean Hougron ou encore de la grande Marguerite Duras...). Quelques films m’en ont offert une image assez proche de ce qu’il est là sous mes yeux.

Venir à Hanoï et prendre un café sur les terrasses du fameux opéra est un plaisir indicible. A la salle de cinéma de l'Institut français, tout proche, se tient le festival du film francophone organisé par les ambassades, délégation et institutions francophone de Hanoï. A l'affiche ce jour, "l'écharpe rouge" de Mohamed Lyounsi. Il raconte l'histoire de la séparation d'un couple suite à une décision politique des responsables algériens de renvoyer chez eux les Marocains vivant en Algérie. Quoique souffrant de quelques langueurs, le film est fort sur le plan des sentiments, arrachant des larmes à l'assistance. La narration est bien menée. Cependant le film diabolise trop les Algériens. Tous dans des rôles de méchants. Hormis ces excès, le film est touchant. 

La petite histoire d’une ‘’reconnaissance’’

 Ce matin, rencontre entre les anciens combattants partenaires au centre-ville. Comme je ne suis qu'indirectement concerné, j'en profite pour m'isoler dans un café de la ville pour m'y concentrer et écrire, revoir mes notes d'autant plus que je dois intervenir auprès des étudiants de l'Académie des Relations internationales, relevant du Ministère des Affaires Etrangères du Vietnam.

Je dois parler de l'Afrique, car tout le monde est maintenant convaincu que le continent africain est un horizon prometteur de développement. Comment les Africains perçoivent-ils ceux qui font d’eux une matière à négocier ? Je déroule mon power point avec à l'appui chiffres, déclarations d'officiels, analyses (...) L’Ambassadeur et le Haut-commissaire passent me prendre au café où ils m'avaient laissé.

Cette fois nous nous dirigeons vers le siège de l'Association d'amitié avec les peuples. Avant d'entreprendre ce voyage, nous avions fondé une Association d'amitié maroco- vietnamienne. Nous sommes là pour la présenter et inaugurer un cycle de travail commun pour la phase à venir.

Échange de discours et de cadeaux symboliques, affirmation des deux côtés d'une volonté de coopérer. Puis, à quelques pas du siège, nous nous retrouvons dans un restaurant pour le déjeuner.

A mes côtés, un journaliste arabophone, cadre important du parti communiste vietnamien, qui a longuement séjourné dans des pays arabes et particulièrement en Irak. Il m'explique dans une langue arabe châtiée ce qui s'est passé à propos de la question du Sahara, lorsque le Vietnam avait, il y a longtemps, reconnu la prétendue RASD : "En 1979, nous sommes entrés au Cambodge pour déloger le régime de Pol Pot et les Khmers rouges. Les Algériens nous ont proposé de reconnaître la RASD, ce que nous avions accepté de faire, à condition qu'ils reconnaissent en échange le nouveau régime cambodgien que nous soutenions. Nous reconnûmes donc la dite RASD, mais l'Algérie, sans doute par crainte des réactions de la Chine qui soutenait le régime de Pol Pot, ne reconnut pas le nouveau régime cambodgien. Il n'est pas dans nos traditions d'annuler de telles décisions mais depuis nous ne fîmes rien pour donner un contenu quelconque à cette reconnaissance. Tout se passe comme si nous n'avons aucun rapport avec eux."

Les relations diplomatiques maroco-vietnamiennes remontent formellement à 1961. Les relations actuelles ont connu un nouveau développement avec l’ouverture de la représentation diplomatique vietnamienne à Rabat en 2005, et marocaine à Hanoï en 2006. Depuis, les relations entre les deux pays n’ont cessé de prendre consistance, les indicateurs s’améliorent : échanges de visites à un niveau significatif, réunions de la commission mixte, élaboration de conventions, activités mutuelles de diplomatie publique, échanges commerciaux…

Une comparaison est également faite, par rapport au voisinage de l’Europe concernant le Maroc et du Vietnam. A l’ère de la mondialisation, le Maroc a accédé au traité d’amitié et de coopération (TAC) de l’ASEAN en septembre 2016. Il a conclu en Juin 2017 le mémorandum relatif au statut de partenaire du Mékong River Commission, une organisation intergouvernementale, créée le 5 mai 1995 sur la base du Comité du Mékong qui existe depuis 1957 et qui regroupe le Cambodge, le Laos, la Thaïlande et le Vietnam. La Chine et Myammar sont des partenaires du dialogue depuis 1996.

Une autre ‘’Indochine’’

Tournée à Hanoï by night. Nous passons par les lieux touristiques, les marchés, les rues historiques, devant les cafés, les librairies, les cinémas, et ce qui correspond bien à la médina locale. En parlant de médina locale, je me rappelle des entretiens que j’avais menées avec les anciens d’Indochine : ils avaient tendance à maghrébiniser le vocabulaire leur permettant de décrire l’univers vietnamien : la médina, les paysages ruraux, les « douars », les plantes… Entre autres, nous faisons la fameuse rue où l’on peut relever une présence significative de l’éternelle jeunesse voyageuse, un peu hippie sur les bords et qui ne semble pas éteinte. Il n’y a pas d’ailleurs que des jeunes.

Au bout de la nuit, je prends un café sur une terrasse située au dernier étage de l’immeuble le plus élevé de la place, avec une vue imprenable sur le lac qui fait fonction de cœur battant de la ville, voire du pays. Je vois autour de moi aller et venir une population avide de vie, de belle vie.

Machinalement, toute la littérature (roman, poésie, essais, analyses des sciences sociales…) portant sur la vieille Indochine me revient. Mais le Vietnam que j’avais sous les yeux n’avait plus rien à voir avec cela.  

III - LE SECRET D’UNE VICTOIRE

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Kim Phuc Phan Thi,‘’La petite fille au napalm’’, une photo qui a défrayé la chronique et fait le tour du monde ne 1972, montrant l’atrocité d’une injuste guerre. Comme Kim Phuc Phan Thi, le Vietnam d’aujourd’hui, ‘’se dit en paix, avec [lui]-même, avec le monde’’, malgré les stigmates des souffrances qui perdurent. Avec pour souci prioritaire, le développement.

Je me sens bien en ce jour dès le réveil. Long petit déjeuner. Mes affaires sont rangées pour un départ imminent à Ho Chi Minh Ville, l’ex-Saigon. Après un rapide passage au salon, encore une fois le voyage est reposant et n’a plus rien à voir avec celui de nos anciens d’Indochine. Je ne peux m’empêcher encore une fois d’avoir une pensée pour nos tirailleurs et leurs conditions de séjour dans ce beau pays. Excellents services de la compagnie de transport aérien vietnamienne. Ce qui m’amena à trouver tout de même curieux ces voyages de classe dans un pays profondément communiste. 

A l’arrivée, nos hôtes sont là aux grands soins pour nous : hospitalité, bienveillance, générosité, multiples signes de bienvenue et d’amitié. L’équipe de l’Association des Vétérans est là, à veiller sur nos bagages et à s’informer sur les conditions de notre voyage, sur nos souhaits. Passage rapide à l’hôtel où nous déposons rapidement nos affaires. Il n’y a pas de temps à perdre.

Le bon dosage Etat-marché

Se déplacer à Hô-Chi-Minh-Ville

Hô Chi Minh Ville aujourd’hui - Pour l’Etat vietnamien, la perspective de 2020 se fondait sur trois piliers : parfaire le statut d’économie de marché, moderniser les infrastructures, développer les ressources humaines de haute qualité. Mais tout l’intérêt du modèle vietnamien repose sur le dosage entre l’économie d’Etat et l’économie de marché

Du nord au sud, l’avion a survolé un ensemble de territoires agricoles. De la verdure partout. Des forêts denses. Je dirai des jungles. Des cours d’eau en abondance. Pendant la guerre, la nature était en colère, furieuse. Là elle paraît ordonnée, maitrisée, sereine et travaillée par l’homme.

Dépassement de l’économie de guerre jusqu’au milieu des années 80. L’an 1986 avait inauguré une période transitoire marquée par des mesures d’innovation, en particulier le passage d’un système de gestion économique centralisé à une économie décentralisée avec un P.I.B affichant un taux de croissance de 4,4%. Au cours de la période allant de 1991 à 1996, l’économie vietnamienne a connu un programme d’intensification de la politique d’industrialisation. Le P.I.B a atteint au cours de cette phase le taux de 8,2% de croissance. A partir de 1996, et jusqu’à 2000, un mouvement d’innovation a permis de grandes réalisations. Il est à l’origine de 7% de taux de croissance. Le temps économique qui suit de 2001 à 2004 a vu la modification des lois sur le commerce maintenant une croissance de PIB de 7,5%. La période 2005-2007 a vu s’affirmer une mutation qui a converti le Vietnam d’importateur de vivres en deuxième exportateur de riz. La nouvelle loi du commerce de janvier 2006 et la loi d’investissement de juillet de la même année s’inscrivent dans cet élan. Les indicateurs économiques se sont considérablement améliorés permettant au Vietnam de devenir la sixième puissance économique désormais membre de l’ASEAN, l’APEC, l’ASEM… Pour l’Etat vietnamien, la perspective de 2020 se fondait sur trois piliers : parfaire le statut d’économie de marché, moderniser les infrastructures, développer les ressources humaines de haute qualité. Mais tout l’intérêt du modèle vietnamien repose sur le dosage entre l’économie d’Etat et l’économie de marché, et la tendance que représente le capital kampuchéen, comme une variante à forte composante sociale du modèle singapourien…

Le musée de la mémoire

Dès l’arrivée et avant qu’il ne ferme, visite au musée de la résistance vietnamienne. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait de la septième région militaire. Chaque région disposerait-elle de son musée ? Lieux de mémoire, une statue colossale de Ho Chi Minh nous accueille à l’entrée. A l’intérieur, vaste éventail d’objets exposés : armements divers, armes de poing, butins de guerre, armes sophistiquées, armes artisanales, armes bricolées mais toujours redoutables, pièges mortels, artillerie lourde, légère, véhicules de toutes sortes, tenues de combattants, reproduction d’épisodes héroïques bien connus de la résistance, maquettes de lieux souterrains où opérait la résistance, portraits, cartes, statues d’héros et d’héroïnes…

Dans les entrailles de la terre

Seconde journée à l’ex-Saigon. On nous demande de nous réveiller très tôt pour visiter un site situé à la sortie de la ville. « Vous allez comprendre pourquoi les Américains ont été défaits dans notre pays », nous dit-on énigmatiquement pour toute forme d’explication. Les propos de notre commissaire accompagnateur, le colonel en charge de notre délégation, m’ont naturellement intrigué. Je voulais comprendre pourquoi il était si sûr de son fait. Après un long parcours dans le minibus qui nous a conduits hors de la ville, à la périphérie immédiate, à peine à quelques encablures des espaces urbains, et à la lisière d’une zone forestière relativement dense. La visite commence par un temple où sont déposées les cendres de tous les combattants morts dans ce coin du pays. Leurs noms sont inscrits sur les murs. L’un après l’autre, et on n’a aucune peine à imaginer le travail minutieux de mémoire que cela impliquait. A l’entrée, nous avons retiré nos chaussures et nous nous sommes soumis de bon gré à un rituel de salutations aux âmes des soldats morts pour la liberté du pays tout au long de l’histoire du pays. 

Nous nous enfonçons ensuite dans la forêt et découvrons un monde de résistance à mort à l’ennemi, quel qu’il soit, quelle que soit sa puissance. Les Américains, nous dit-on, ne s’aventuraient pas par là, à la limite immédiate de la ville. Nous découvrons les trois étages d’abris, de sanctuaires, de circuits, de passages souterrains, sur des kilomètres, en dessous de la terre. Toute la logistique nécessaire à une armée invisible en combat permanent. Les souterrains se déclinent sur trois étages. Trois étages solides sous terre, les uns supportant des autres sans risque d’effondrement. Aujourd’hui encore, intacts, ils témoignent de l’ingéniosité de la résistance vietnamienne. Avant d’y entrer, nous enjambons de larges fossés creusés par les lancers des fameux bombardiers B 52. Appartenant désormais au champ de l’histoire, la guerre de résistance a produit toute une ‘’industrie’’ d’artisanat qui alimente les magasins de souvenirs : t- shirts, sandales, statuettes, médailles, fascicules explicatifs, cartes postales, casquettes, etc…

Pareille visite ne peut qu’être impressionnante. Et je l’étais aux tréfonds de moi-même. Etudiant à la fin des années soixante, je suivais au jour le jour la guerre vietnamienne au Nord comme au Sud jusqu’à ses derniers jours. J’ai lu énormément. Jour après jour, semaine après semaine, Je dévorais les articles des grands reporters de guerre de l’époque. Des rangées entières de ma bibliothèque concernent le Vietnam, son histoire, sa société, ses combats, les deux grandes guerres de libération.

Le commissaire ne s’y trompait pas. On comprend mieux après cette visite le fil de l’histoire, on cerne plus le déroulement des évènements. Ce que je voyais de mes propres yeux n’avait qu’une petite mais lourde phrase pour le définir : les secrets d’une victoire. Derrière cette formidable mécanique de guerre révolutionnaire, quasi-asymétrique, il y a l’instrument qui a constitué l’organisation politique, l’action de mobilisation de la population, le travail particulier et très technique de construction d’une logistique appropriée et déterminante. Les Vietnamiens ne sont pas les seuls à avoir conçu semblable dispositif de guerre. Ailleurs, chez d’autres peuples, des abris, des sanctuaires, des chemins secrets, ont été creusés. Mais ces dispositifs logistiques n’ont pas produit les résultats escomptés, faute d’une vision d’ensemble pertinente.

Retour sur terre

Après cette visite, déjeuner chez les Vétérans. Comme à l’habitude, variété de plats bouillonnant en compagnie des généraux responsables de l’association. Je m’essaie à utiliser mes bâtonnets pour manger et y arrive tant bien que mal. Pour eux, cela ne pouvait qu’être amusant de me voir tout occupé à manger si maladroitement. Ils m’accompagnaient d’un sourire bienveillant.

La visite terminée, nous nous rendons à l’un des hauts lieux du tourisme de Ho Chi Minh Ville. Visiblement un grand nombre de visiteurs des pays de toute la région circulent en bon ordre dans ce lieu surréaliste, l’ancien palais présidentiel devenu musée, lieu de mémoire, résidence surprotégée, ville dans la ville, avec des issues multiples, où se cadenassait l’ancien pouvoir. Par certains côtés, il faisait grande villa avec force chambres, salons, salles de séjours, salle de jeux, salle de travail, piscines, jardins, des meubles de luxe, tapisseries variées, tableaux, vases… Cet univers baigne dans une verdure d’une rare densité. Par d’autres aspects le palais fait figure de forteresse avec salles d’écoutes, de transmissions, une caserne souterraine gigantesque, dortoirs, des cuisines immenses, espaces pour atterrissages d’hélicoptères, motocyclettes monstrueuses à l’ancienne, jeeps, voitures…

C’est l’autre Vietnam, celui des anti-communistes et de leurs piliers américains, sa défaite, sa chute, la gestion chaotique de la fin de la guerre, le prix que le Vietnam a payé pour sa réunification.

Il fait très chaud à Saigon. La chaleur est telle que les gens sont en shorts ou en maillots de bain. Réminiscence d’images artistiques rendant compte de la vie en période de lutte, mais dans des espaces aujourd’hui plus apaisés. Et alors que nous circulions, de célèbres films remontent à la surface et repeuplent mon esprit. 

Le minibus nous fit faire un grand tour dans la nouvelle ville d’Ho Chi Minh, avec ses hôtels somptueux, haut standings, ses franchises, ses grands travaux de réaménagement, ses dimensions mondialisées, les espaces et édifices hérités de la période coloniale, toujours imposants et centraux.

Longue marche dans le centre-ville et prise de photos côté mairie, les statues érigées à la mémoire d’Ho Chi Minh, très présentes partout, le fameux opéra du vieux Saigon que j’avais entraperçu aussi dans de vieux films de la période coloniale, ou capté dans des pages littéraires. 

Des traces du passé subsistent à l’évidence, font sentir parfois fortement leur présence, mais incontestablement, du nord au sud, le nouveau prend le dessus. 

*Edition La Croisée des chemins, Casablanca, 2017

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