Spectacles sur fond de précarité : le risque boomerang - Par Bilal TALIDI

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Mehdi Bensaid, ministre entre autres de la Culture. Son département, qui a pendant des années pris ses distances avec les festivals de musique en en confiant l’organisation à des acteurs de la société civile, a pris en charge l’organisation des Grands Concerts de Rabat et misé sur une affluence massive du public. Pari réussi, mais…

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L'Etat, au-dessus des lobbies - Par Bilal TALIDI

Le Maroc traverse actuellement une phase critique que les fards les plus puissants ne sauraient masquer, à fortiori au cours de ce mois décisif en termes d’appréhension des menaces qui guettent le pays. La déclinaison du Nouveau modèle de développement, en dépit des efforts déployés pour sa refonte et sa mise à jour, reste tributaire en grande partie des caprices du climat et des fluctuations des cours énergétiques sur le marché mondial

 «Au Maroc, gouverner c’est pleuvoir !». Cet aphorisme prêté au général Lyautey reste d’actualité, tant la politique au Maroc, intimement liée à la pluie, tributaire du bon vouloir du ciel, consiste la plupart du temps à faire face aux urgences qu’à saisir les opportunités et à investir.

La pluie et l’énergie

Il y a de fortes ‘’chances’’ que le Maroc se retrouve dans la contrainte de prendre des mesures drastiques et fermes dès le début du mois de novembre si la sécheresse venait à se poursuivre. La décision de l’Opep+ de réduire de 2 millions de barils ses quotas quotidiens, à partir de début novembre, de nature à propulser les cours de pétrole à des niveaux record, limiterait sérieusement la capacité du pays à en juguler l’impact sur les prix et l’inflation déjà insoutenables.

Ces deux indicateurs façonneront immanquablement la donne politique, contraignant le gouvernement à la gestion des défis et la limitation des risques, aux dépens de l’exploitation des opportunités et la recherche d’options à défricher.

Certains tendent à minimiser l’ampleur de ces défis, arguant que le Maroc devrait se joindre bientôt au club des pays exportateurs d’énergie et que, en l’espace d’une année qui le sépare de la production et de la commercialisation du gaz, les défis redoutés ne seront pas aussi contraignants au point d’ébranler les équilibres existant et de menacer la paix sociale. Sans doute.

Néanmoins, la précarité s’accommode mal aux promesses des lendemains qui chantent au cas où le Maroc accèderait au club des pays exportateurs d’énergie ou au moins au rang des pays énergétiquement autosuffisants. Bien des convulsions populaires se sont cristallisées autour de slogans dénonçant l’exclusion de la majorité au profit d’une minorité de nantis et que déjà on subodore que l’accès aux ressources et aux dividendes d’une éventuelle richesse sera le privilège de ceux en pole position pour en bénéficier.

Les exutoires

 ? Ce postulat étant, qu’a fait le gouvernement jusqu’ici

Concrètement, il a actionné deux leviers. Le premier, positif en apparence, s’est attaqué au fond du problème, tandis que le second, à vocation exutoire, a tenté de contenir la grogne populaire.

Le premier levier a consisté en l’ouverture du chantier du dialogue social selon une démarche sectorielle (médecins, enseignants universitaires, enseignants...), sans toutefois déboucher jusqu’ici sur des résultats tangibles. Hormis la catégorie des médecins, dont la situation a été régularisée en partie sous la menace d’une paralysie générale des établissements hospitaliers, des questions persistent toujours sur l’agenda du dialogue social, limité, notamment en termes de catégories cibles (enseignants et enseignants universitaires) et des propositions mises sur la table des négociations. L’exposé présenté par le ministre délégué chargé du Budget Faouzi Lekjaa, qui porte habituellement le discours réaliste sur l’état des finances publiques, n’a pas apporté de réponses à la mesure des angoisses sociales

Le second levier a révélé certaines de ses facettes qui, dans les faits, se sont déclinées sous formes de spectacles et de célébrations (festivals de musiques, notamment). Le ministère de la Culture, de la jeunesse et des sports a ainsi organisé un festival de musique à Rabat, alors que le festival L’Boulevard des jeunes musiciens a été autorisé à reprendre ses quartiers à Casablanca avec les dérapages que l’on sait

Il est tout à fait remarquable de noter que le ministère de la Culture, qui a pendant des années pris ses distances avec les festivals de musique en en confiant l’organisation à des acteurs de la société civile, a pris en charge l’organisation des Grands Concerts de Rabat et misé sur une affluence massive du public. Pari réussi qui se targue de la présence de plus de 500 mille spectateurs, mais qui ont généré de nombreux problèmes

En réponse aux tracas causés par l’organisation de cette manifestation, certains acteurs du festival n’ont pas trouvé mieux que de refiler la patate chaude aux services de sécurité

Une interpellation injuste

Il importe peu de s’appesantir sur les déclarations d’un ‘’artiste’’ du festival faisant l’apologie de consommation du haschich et des désagréments causés obligeant le gouvernement à la réaction, lui qui s’était constamment distancié de ces festivals et de leurs implications. Ce qui importe en revanche c’est de détecter deux phénomènes en rapport avec ces manifestations. Le premier est que ces festivals, sensés créer du spectacle et répandre la joie et la liesse, ont révélé des niveaux assez élevés de précarité sociale. Le festival L’Boulevard a été le théâtre de violence et d’agression inédites qui font l’objet d’investigations policières. Le second tient à la nature des déclarations émanant de certains acteurs de ces festivals selon lesquels le rôle d’un chanteur consiste à donner spectacle, tandis que la sécurité relèverait de la compétence exclusive des services de sécurité

Au-delà des déclarations qui, sous couvert de la spécialisation fonctionnelle, passent sous silence d’autres propos incitant à la consommation du haschich ou appelant à la normalisation avec ce fléau et à l’allégement des peines prévues par la loi contre les contrevenants, une remarque fondamentale s’impose : l’interpellation des services de sécurité  comme uniques responsable des graves incidents survenus lors de ces festivals

Certains estiment à la fois logique et recevable l’argument qui met au banc des accusés les services de sécurité dans de pareils événements. Mais, dans un climat de précarité sociale, face à un système de valeurs incapable de former une génération de mélomanes en mesure d’apprécier l’expression artistique et devant l’incapacité de la scène artistique à produire des icônes capables de sublimer des productions de qualité, les services de sécurité doivent-ils être tenus pour seuls uniques responsables de la déviation des festivals de leurs objectifs ? Au point de transformer les spectacles de musique et de fête en terreaux favorables à la   radicalisation des tensions sociales qui couvent

Le spectacle, nécessaire mais insuffisant

Il est important de noter que la philosophie ayant présidé à l’organisation des rencontres célébrant la joie et la parade, comme une composante fondamentale de l’approche de la lutte contre le terrorisme, ou comme outil de défoulement, ne peut suffire à faire face à la précarité provoquée par les répercussions de l’après-Covid et de la guerre russe en Ukraine. 

Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, l’Etat a pris ses responsabilités pour produire une approche intégrée, faisant intervenir les composantes économiques, politiques, sociales, culturelles et religieuses. L’organisation de spectacles comme hymnes à la vie et la joie faisait partie de la politique culturelle au moment où la précarité n’était pas aussi généralisée, mais concernait plutôt des franges moins étendues. Il en va autrement aujourd’hui. La précarité a gagné beaucoup de terrain et touche de larges franges sociales, les ressources de l’Etat et ses choix sont fort limités, l’action du gouvernement est engluée dans l’attentisme et les leviers économiques et sociaux peinent toujours à atteindre le cœur des problèmes sociaux. 

Dans pareil contexte, miser sur les spectacles risque d’avoir un sérieux effet boomerang. S’il est nécessaire, il n’en demeure pas moins très insuffisant.

Il suffit d’observer les actes de violences qui vont crescendo dans les gradins des supporters de foot et les énormes efforts énormes des services de sécurité pour les contenir pour comprendre que ces indicateurs, qui clignotent de tout leurs feux dans les terrains de football ou dans les festivals, sont symptomatiques de l’étendue d’une énorme précarité. Miser sur la politique des festivals et de la célébration dans un tel climat est susceptible d’avoir des répercussions désastreuses et comporte le risque des pires expressions de la grogne sociale

 

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