Lectures et relectures au temps du Corona : I - Les désarrois du poète Estéban ou '‘le partage des mots'’

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Au Maroc, la diglossie se traduit dans le quotidien par la pratique d’un curieux sabir qui offre une phrase où le sujet en arabe côtoie un verbe conjugué en français

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Dans cette série, Lectures et relectures au temps du Corona, partant des « désarrois du poète Estéban » face à sa diglossie mi-espagnol mi-français, avant de se résoudre à n’écrire que, Abdejlil Lahjomri bifurque sur le bilinguisme maghrébin pour analyser les errances auxquelles une diglossie mal maitrisée et mal comprise peut conduire une langue. Sans être hostile à la contamination des langues, le secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume, qui répugne aux mauvaises fréquentations des mots et des langues est persuadé que seul le système éducatif peut corriger ses errances :    

Ce sont dans son autobiographie, “le partage des mots”, d’abord les désarrois de l’enfant Estéban, puis les tourments de l’élève et de l’étudiant.  Ce sera ensuite et enfin l’anéantissement du poète, d’où il émergera pour redécouvrir la lumière du jour en même temps que celles des mots.  Elevé dès sa prime enfance dans la diglossie (espagnol-français), en prise avec l’espace bilingue qui sera à jamais son univers mental et intellectuel, il ne connaitra l’apaisement de l’esprit et des sens que quand il transcendera cet épuisant conflit des langues et s’aventurera dans un monde poétique où, en retrouvant leur saveur originelle, les mots s’offriront à lui apportant avec eux calme, sérénité et volupté.

« La diglossie » interpellera d’abord l’enseignant, qui essaiera de trouver dans cette pathétique expérience de quoi nourrir sa réflexion et sa pratique pédagogiques.  Elle interpellera surtout les parents qui, ne se méfiant pas assez du laxisme ambiant, ne comprennent pas pourquoi leurs enfants, mélangeant les langues en présence, n’utilisaient pas l’un ou l’autre code selon les registres, les situations, les sentiments.  Elle interpellera enfin le chercheur qui dans sa démarche essaiera de cerner les mécanismes combien complexes de la contamination d’une langue par une autre.  Mais cette confusion restera d’abord et surtout le témoignage d’un parcours individuel, parce qu’elle raisonnera en nous, lecteurs, comme un besoin impérieux chez Estéban de nous faire assister à la fin de ses désarrois par son accession à un univers où les mots d’une langue (dans son cas le français) seront pour lui les mots de toutes les langues.

Mais tous ceux qui, comme Estéban, vivent dans « la diglossie » ne deviennent pas forcément poètes. Leur destinée est de rester en lutte avec ce qui est le cauchemar des enseignants et parfois des parents : l’impossible cloisonnement linguistique ou’ l’impossible bilinguisme ‘ 

Au Maroc, par exemple, cette situation se traduit dans la vie quotidienne par la pratique d’un curieux sabir qui offre une phrase où le sujet en arabe côtoie un verbe conjugué en français, qui s’accompagne d’un complément en arabe affublé d’un adjectif en français, sans que pour autant le locuteur ou l’interlocuteur ne prennent conscience de l’incongruité de cette situation.

« C’est à partir de ce moment... que je cessais de me complaire à ce jargon mi-espagnol, mi-français que je pratiquais volontiers au sein de ma famille… Je dois préciser ici que les cloisonnements linguistiques n’étaient pas toujours aussi étanches que je me les figurais… que j’aimais à mêler, par jeu, par facilité mentale… des mots espagnols à mes phrases françaises et réciproquement…  Là encore je suppose qu’il n’est pas d’enfant élevé dans le bilinguisme à n’avoir fabriqué… un discours plaisamment bigarré… ce n’est au vrai qu’un pratique déplorable… ». 

Pratique déplorable, certes, que celle de cette bizarrerie de langue qui n’est en fait que l’évident fruit d’une paresse des individus et des sociétés.

Ma conviction est que c’est du système éducatif que viendra le salut : c’est le seul lieu où une réaction vigoureuse freinera cette dangereuse dérive, où par une « mise en ordre » du paysage linguistique, sera initié un dépassement de l’incertitude de la parole actuelle. Une action conjuguée et équilibrée du linguiste et du pédagogue déclenchera, j’en suis sûr, cette réaction salutaire à tout flottement linguistique.

Feu Salah Garmadi, en Tunisie, il y a plus de vingt ans, avait montré la voie.  Dans la confrontation de la langue arabe et de la langue française qui est notre lot quotidien, il a su décrire les mécanismes de la contamination.  Une mort tragique avait stoppé ses initiatives prometteuses.  Je n’ai pas eu écho d’une éventuelle continuation de ses recherches par quelques disciples. Il avait su attirer l’attention du pédagogue sur la seule, l’unique question qui devrait le préoccuper dans cette diglossie accidentelle devenue inévitable.  Quelle langue arabe enseigner ? Et comment l’enseigner ?

Parce que cette langue dans sa fréquentation permanente du français a vu ses structures évoluer, changer, vivre autrement. Voilà un exemple parmi tant d’autres que nous donne Salah Garmadi pour illustrer son propos  : . 

 Cette phrase 

رغم أنه مريضا فقد دهب الى الاحتفــال

relevée dans la presse écrite et orale n’étonne plus personne.  Et pourtant, elle pose un problème évident au pédagogue.  Parce que le puriste lui, aurait dit : 

كان مريضا ومع دلك دهب الى الاحتفال

La première phrase est évidemment la traduction de : « Bien qu’il fût malade, il a assisté à la fête ». Exemple d’une contamination sourde, pernicieuse.  Faut-il sanctionner chez l’élève en désarroi, la première structure et exiger l’emploi de la seconde ?  C’est parce qu’aucune réponse satisfaisante n’a encore été apportée à ce dilemme que l’apprentissage de l’arabe et du français reste chez nous chaotique, et le discours haché, incertain.

Claude Estéban, a enseigné quelques années à Tanger.  Mais par un choix délibéré, il a refusé de s’intéresser au pays qui où il officiait..

« J’avais eu assez de peine à concilier en moi deux horizons de culture, pour leur adjoindre maintenant le monde de l’Islam ».

« Approcher avec quelques sérieux la vie profonde de ce peuple était…une illusion pour qui ne partagerait avec lui ni ses coutumes, ni sa langue ».  La seule présence marocaine dans sa « citadelle inviolable » était celle de cette vieille femme arabe qu’il avait prise à son service et chez qui il retrouvait la langue espagnole « Comme aux racines de son histoire ».

C’est bien dommage, c’est bien regrettable, parce que si le professeur Estéban avait quitté son « ailleurs poétique » pour « voir » la vie quotidienne tangéroise de ses élèves, il aurait été sans aucun doute sensible aux désarrois de l’enfant, de l’élève, de l’étudiant marocain, qui comme lui ont vécu et continuent de vivre cette formidable « bataille des signes » qui selon J. Berque est la caractéristique essentielle du Maghreb contemporain.

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