Chronique de l’amitié : Violettes ô fleurs muettes, Hommage à Ahmed Ziani – Par Rédouane Taouil

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Ta chanson aimée, « Lih ya banafsaj » où les assonances de Bayeram Ettounsi, le génie de Ryad Al Sunbati et la voix de Saleh Abdel Hay exaltent la fleur muette.

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C’est sous le signe du philosophe de l’amitié, Abû Hayyân al-Tawḥîdî, que se placent ces chroniques pour évoquer des vers, des chansons ou des aphorismes chers à des amis dont le souvenir de leur contiguïté adoucit à coup sûr la résidence sur terre. Le cours de la vie doit beaucoup à ces féaux des conversations (Al-Muqâbasât) qui donnent à aimer l’étonnement d’être, par leurs aperçus et trésors (Baṣâ'ir wa-l-dhakhâ'ir), leurs examens et brèves réponses (Al-Hawâmil wa-l-shawâmil) sur le traité de la vie (Risâlat al-ḥayâh).

A l’orée de l’unisson, se réjouissait éclatante une violette malgré la tristesse éclose sur sa corolle. Au fil des soupirs au goût d’épine et de pétales éblouis, les jours s’effeuillent comme un oxymore. Nous conjurions le temps, féaux de la soif bleue et du myrte, le chant frissonnant, le vin clément et la parole unissante, tous, consentants.

Je nommerai flétrissure l’absence de ton visage au regard brun et frondaison la mémoire de tes yeux prompts à la mélancolie quand la nostalgie les sertit.  La violette me dure disséminée dans les coupes du soleil couchant et des heures violacées des après-midis chantants. Les lettres de ton prénom sont une mélopée. Au cœur de l’euphonie, tu loues, jusqu’aux larmes les litanies limpides de « l’astre de l’orient », par la voix d’Ahmed Chawki :
Demandez aux coupes de vin si elles ont effleuré ses lèvres
Et au vin s’il a caressé ses dents

Elle a passé la nuit à me servir au jardin un nectar cristallin
dont ni la fleur de la vigne ni la rose n’ont le parfum.

Quand il te souvient du thrène andalou, tu loues les cordes de Cordoue par la célèbre supplique ardente, à l’adresse de Wallâda d’Ibnou Al Walid Ah’mad Ibnou Zaydun, dont la symétrie entre le bonheur de l’intimité et le chagrin de l’amour perdu est formidablement restituée par l’interprétation musicale d’Ahmed Al Bidaoui :

Nous voici éloignés après notre union 

A la douceur de nos rencontres a succédé la séparation

Dans la fièvre pudique de la nuit, Abû T’Ayyib Ah’mad Al-Moutanabbi, toute fierté tue, est ton commensal :

J’ai blâmé les amoureux jusqu’au jour où j’ai goûté à l’amour
Je me suis étonné alors comment mourir quand on n’a jamais aimé.

Loué sois-tu, ami de la convivialité. Tu ne conçois la vie que dans le pur éclat des rimes et l'élan attendrissant des mélodies qui « effacent – comme l’écrit Vladmiri Yankélévitch- les plis et les replis des soucis ». Tu ne conçois le temps qu'accordé au plectre du cœur et au jaillissement des jours.  Claude Roy (1915-1977), poète qui s’auto-baptise à ses heures orientales voleur de poèmes, noue une amitié partageuse avec Su Shi (1037-1101), peintre des arbres et des corps, des nuages et des âmes dans la Chine de l'an Mil (1). Pour ta part, les violettes, à ton insu, te lient à Renée Vivien (1877-1909), poétesse des strophes frémissantes d'implorations à la fleur douce au désespoir qui parfume ses rimes et ses soirs :

O vous les violettes

Vous qui savez, par la puissance du parfum

Évoquer telle voix, tel un long regard brun.

Étreignants par leurs accents, ces fragments d'une attachante complainte, ne sont-ils pas de la même veine que ta chanson aimée, « Lih ya banafsaj » où les assonances de Bayeram Ettounsi, le génie de Ryad Al Sunbati et la voix de Saleh Abdel Hay exaltent la fleur muette.

Bel ami de l’amitié, tu t’es épris des élégies jusqu’aux recueillements nocturnes de la phalène de la lanterne. Hélé par la mort, tu tenais toujours à la celer par de fulgurantes lueurs à l’insu des ténèbres de la douleur. Passant pressé dans un Casablanca rude à la fragrance tarie, tu as célébré dans un ultimo trago la ressemblance que créent la musique et la poésie, fredonnant, à l’instar de Hölderlin, « Mais où sont-ils ceux que j’aimais ?». Ta complainte ruisselait, la nuit tombée, dans les entrailles de tes semblables vivants et dans les tombes des convives d’antan. Tu aimais la vie jusqu’ à la déserter dans une foudre d’été. Loué sois-tu.

  1.  Dans « mes chroniques inutiles » où Abdeljalil Lahjomri, livre, à l’instar de Renaud Matignon, des émerveillements et agacements produits par la fréquentation de « nos amis les livres », le portrait de cette intimité est dressé dans ces termes : « Claude Roy, en évoquant cette amitié avec ce personnage d’une humanité bouleversante, nous apprend qu’on  peut avoir une amitié pour quelqu’un dont on ne connaitra jamais le visage, la couleur des yeux, le timbre de la voix, qu’on peut aimer à distance un être dont l’œuvre poétique, calligraphique, sociale vous séduit au point que vous vous dites au fond de vous-même : j’aurais aimé être cet homme-là, je suis cet homme-là » (Eddif, 2000, p.92).

 

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