Tant qu’il y aura des Hommes : Gideon Levy (Haaretz), ‘’Je n'ai jamais eu aussi honte’’

5437685854_d630fceaff_b-

Clarissa Ward, la correspondante de CNN qui ouvert « une fenêtre sur l’enfer » de Gaza, au chevet d’une blessée.

1
Partager :

 

Tant qu’il y aura des hommes justes pour dire et répondre la vérité, tous les espoirs restent permis. Gideon Levy   en fait partie. Il a l’audace, et aujourd’hui en Israël la témérité, de regarder les crimes des siens et de dire en avoir honte. Voici son éditorial qui nous signifie qu’on ne s’est pas trompé sur toute la ligne en tablant sur une possible réconciliation arabo-israélienne ou judéo-musulmane. Il nous préserve un fil, ténu il est vrai, avec cette partie de la judaïté (ou de l’israélité) qui ne « ferme pas les fenêtres » et sent le besoin de regarder. NK

Le journaliste Ben Caspit incarne le centre israélien. Il vit à Hod Hasharon et co-anime une émission de radio avec la journaliste Yinon Magal, qui se situe à l'extrême droite. Caspit, lui, est censé ne pas l'être. Il s'agit d'un journaliste bien informé, très respecté et prospère. 

Au cours du week-end, le directeur général du groupe anti-occupation Breaking the Silence a écrit sur X : « Ne détournez pas le regard. Un correspondant de CNN est entré dans le sud de la bande de Gaza et a ouvert une ‘fenêtre sur l'enfer’ de Gaza. » 

Voici la réponse de Caspit, un homme modéré et honnête à ses propres yeux : « Pourquoi devrions-nous regarder ? Ils ont gagné leur enfer honnêtement ; je n'ai pas une once de sympathie ». Caspit, comme d'habitude, est le porte-parole du courant dominant en Israël. 

Huit mille enfants sont responsables de leurs propres morts ; 20 000 personnes coupables d’avoir été tués ; 2 millions de personnes ont provoqué leur propre déracinement. C'est ainsi que des riches parlent toujours des pauvres, ceux qui ont réussi des moins chanceux, quelqu’un en bonne santé des handicapés, les forts des faibles, des Ashkénazes des Juifs Mizrahi : ils sont à l’origine de leur statut de victime. 

Dans l'Israël de l'après-7 octobre, on peut tenir comme responsables de leurs propres morts 10 000 enfants et bébés sans qu'Israël ait ne serait-ce qu'un soupçon de responsabilité et de culpabilité. Dans l'Israël de l'après-7 octobre, on peut se sentir irréprochable pour l’unique raison que c’est le Hamas qui a commis des atrocités en premier. 

Un pays est en ruines et tous ses habitants sont en enfer, et le générateur de cet enfer ne porte aucune culpabilité, pas même un soupçon, aucune culpabilité même à partager avec celle du Hamas. L'incarnation du centre israélien n'a même pas un brin de sympathie pour les enfants amputés montrés dans le courageux et effroyable reportage de Clarissa Ward dans un hôpital de Rafah. 

Que leurs membres soient amputés, que les enfants meurent, que tous les Gazaouis disparaissent, qu'ils suffoquent en enfer, cela ne nous concerne pas. Ils sont responsables de leur désastre, uniques responsables. Caspit a mis le doigt sur un point : la victime est responsable de son état de victime. 

Si l'on met de côté la question de la culpabilité et de la responsabilité - tout cela incombe au Hamas, pas du tout à Israël, dont les soldats et les pilotes se déchaînent à Gaza - nous n'avons rien à voir là-dedans, l'essentiel étant que nous ne nous sentions pas coupables de quoi que ce soit. 

Mettant cela de côté un moment, il faut un degré incroyable d'obtusion, de cruauté, et même de barbarie pour ne pas ressentir même une once d'empathie pour des enfants qui meurent sur le sol des hôpitaux, pour un père qui pleure sur le corps de son enfant, pour un nourrisson couvert de la poussière de sa maison bombardée et qui cherche en vain quelqu'un dans le monde, pour ceux qui vivent depuis deux mois dans la terreur, le désespoir et qui ont tout perdu, pour les affamés, les malades, les handicapés et les dépossédés de la bande de Gaza. 

Même l'empathie est interdite aux yeux de Caspit et de ses semblables, de peur qu'une pensée dangereuse et interdite ne s'insinue - que ce sont des êtres humains qui vivent à Gaza. C'est une chose à laquelle les Israéliens ne peuvent pas faire face. 

Il s'agit là du franchissement d'une ligne dangereuse qui pourrait être suivie par des pensées qui sont étrangères aux Israéliens, concernant jusqu’où il est permis d'aller pour une cause juste ; ce qui est permis, et surtout, ce qui est interdit quel que soit la circonstance. 

Il y a des choses qui sont interdites en toutes circonstances. L'assassinat de 8 000 enfants en deux mois, par exemple. Caspit et les siens ne veulent qu'acclamer l'armée héroïque sans voir l’ensemble de son œuvre.

 L'humanité est interdite, nous sommes israéliens. Lorsqu'un tremblement de terre se produit n'importe où dans le monde, nous envoyons de l'aide et nous sommes fiers de nous, mais les massacres à Gaza ne nous concernent pas. C'est ainsi que fonctionne la moralité israélienne. Elle doit permettre à Caspit, et non pas seulement à Magal, de se sentir bien dans sa peau à propos de Gaza.

 Lors d'une conférence internationale qui s'est tenue le week-end dernier à Istanbul, j'ai déclaré, entre autres, que je n'avais jamais eu autant honte d'être Israélien qu'en regardant les images de Gaza. Ces propos ont été publiés sur un site web israélien de divertissement très populaire. Au cours du week-end, j'ai reçu des centaines (peut-être désormais des milliers) d'appels et de messages injurieux. C'est souvent par les égouts que l'on apprend à connaître une société. Ensemble, nous vaincrons, tel est le slogan actuel. 

Cependant, la distance entre les eaux usées qui coulent vers moi et les paroles ostensiblement respectables de Caspit est plus petite qu'on ne l'imagine. Il n'y a aucune différence entre la haine des Arabes et leur déshumanisation, telle qu'exprimée dans le langage vulgaire et inarticulé de ceux qui m’adressent des injures, et les paroles bien formulées de Caspit. 

L'Israël d'en bas et celui d'en haut ont perdu leur image humaine. C'est une raison suffisante pour avoir honte d'être Israélien.

 

lire aussi