chroniques
LA GÉHENNE LIBANAISE, ALBERT CAMUS ET LA TOURMENTE MEDIATIQUE - PAR MUSTAPHA SAHA
Les journalistes libres de la Résistance, souvent des écrivains engagés, détachés des pressions économiques, détrompés des illusions idéologiques, préservés des machinations politiques, s’inscrivent pleinement dans la pensée critique, l’intellection synoptique, l’impertinence analytique
Albert Camus. Portrait. Par Mustapha Saha.
Ce texte sur la géhenne libanaise et Albert Camus dans la tourmente médiatique de Mustapha Saha est parti d’un article Driss Chraibi paru dans le journal français Le Monde du 26-27 AOÜT 2006, intitulé : Un été libanais. Ingénument, ou faussement ingénu, il écrit : « Le vieil écrivain que je suis s’interroge et interroge. Combien de morts coûte ce que l’on appelle démocratie. Y a-t-il encore des juifs en Israël ? Si oui, qu’ont-ils faits de leurs valeurs morales. Un pilote de F-16, qui rentre chez-lui après avoir largué des bombes peut-il serrer dans ses bras sa femme, ses parents, ses enfants ? » Mustapha Saha qui, pour une expression de Mustapha Sehimi, n’a pas épuisé et n’épuisera jamais son capital d’indignation, s’en saisit pour à travers Albert Camus, pour s’outrer d’une société occidentale où « la presse hyper-professionnalisée, gérée par des technocrates robotisés, est de moins en moins une affaire de journalistes.»
Les journalistes libres de la Résistance, souvent des écrivains engagés, détachés des pressions économiques, détrompés des illusions idéologiques, préservés des machinations politiques, s’inscrivent pleinement dans la pensée critique, l’intellection synoptique, l’impertinence analytique. La figure emblématique de cette expérience historique est, sans conteste, Albert Camus, conscience malheureuse des deux rives, en permanence écartelé entre des exigences éthiques contraires, déboussolé par l’aberrance ontologique, taraudé par l’absurde dialectique de la condition humaine.
L’écrivain, qui s’arrache à son intériorité romanesque, qui s’émancipe de son paradigme fantasmagorique pour s’aventurer dans les méandres de la société médiatique de manipulation, n’a d’autre arme que sa plume. Il se doit de préserver sa liberté contre les tentations honorifiques, les influences dépravatrices, les récompenses corruptrices. L’implacable observation d’Albert Camus est plus percutante que jamais : « Dans l’affreuse société où nous vivons, où l’on se fait un point d’honneur de la déloyauté, où le réflexe a remplacé la réflexion, où l’on pense à coups de slogans et où la méchanceté essaie trop souvent de se faire passer pour l’intelligence, je ne suis pas de ces amants de la justice qui veulent que l’appareil de la chaîne redouble, ni de ces serviteurs de la justice qui pensent qu’on ne sert la justice qu’en vouant plusieurs générations à l’injustice. Je vis comme je peux dans ce pays malheureux, riche de son peuple et de sa jeunesse, provisoirement pauvre dans ses élites. »
Albert Camus rédacteur-en-chef.
Les francs-tireurs du journalisme, sans d’autres marges d’action que l’instant présent, affrontent l’insurmontable, ébranlent l’invulnérable, réalisent l’improbable. La Fédération Nationale de la Presse, issue de la Résistance, proclame : « La presse n’est pas un instrument de profit commercial. C’est un instrument de culture, sa mission est de donner des informations exactes, de défendre des idées, de servir la cause du progrès humain. La presse ne peut remplir sa mission que dans la liberté et par la liberté. La presse est libre quand elle ne dépend ni de la puissance gouvernementale ni des puissances d’argent, mais de la seule conscience des journalistes et des lecteurs ». Point de principes déontologiques auto-justificateurs, la presse rebelle, cuirassée d’éthique imperturbable, rétablit la prééminence de la conscience, stimule l’audace cognitive, électrise l’énergie créative. Une presse pragmatique qui taquine l’impossible, explicite l’incompréhensible, dénude l’inadmissible. Albert Camus se retrouve rédacteur en chef et journaliste à plein temps du quotidien Combat. Ses éditoriaux déclenchent de véritables débats d’idées, des facondes débridées, des controverses déridées. Pendant la traversée des ténèbres, éclatent, comme fusées éclairantes, les chroniques d’Albert Camus, d’André Gide, de Georges Bernanos, de Jean-Paul Sartre, d’André Malraux et de tant d’autres stylistes héroïques disparus.
La Libération acquise, le journal Combat, hérétique, libertaire, réfractaire au jeu des partis, balance quelque temps entre communisme et gaullisme, avant de tomber dans les mains de l’homme d’affaires Henri Smadja. Le fougueux et cafouilleux Philippe Tesson, bombardé directeur de la rédaction, croyant naïvement aux bienfaits démocratiques du débat contradictoire avec les ennemis de la liberté, le précipite sur la tangente fascisante pendant les guerres d’indépendance. Le fleuron éditorial de la Résistance disparaît dans l’indifférence, après une interminable agonie, avec le suicide de son propriétaire au milieu des années soixante-dix. L’ultime numéro retrouve la lucidité des mourants en titrant : « Silence, on coule ! ». Outre la marque indélébile d’Albert Camus, comment ne pas évoquer son l’ultime agitateur, le philosophe coléreux, l’écrivain douloureux, le journaliste aventureux Maurice Clavel, Don Quichotte soixante-huitard des causes perdues, cofondateur avec Jean-Paul Sartre de l’Agence de presse Libération et du journal portant le même nom, gauchiste foudroyé par la grâce divine, prophète halluciné du soulèvement de la vie, pourfendeur irréductible de toutes les censures, qui, prenant le peuple à témoin, lance à la face des journalistes serviles, en plein monopole étatique de la télévision, en pleine prohibition pompidolienne de la liberté de parole, « Messieurs les censeurs bonsoir ! » ?
Indigence des créations françaises
La presse hyper-professionnalisée, gérée par des technocrates robotisés, est de moins en moins une affaire de journalistes. Les écoles de journalisme, objectivant la performance comme satisfecit de compétence, l’attractivité comme indice de prépotence, la rentabilité comme ultime sentence, ne forment désormais que des soudrilles vaniteux, sans idées, sans souffle, sans style. Où sont les investigateurs passionnés, les fureteurs enfiévrés des tangibilités conflictuelles, les chercheurs déterminés des vérités factuelles, animés par cette prescription d’Albert Londres : « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire tort, il est de porter la plume dans la plaie. » ? Les experts frénétiques de la désinformation, les techniciens pointus de l’intoxication, les spécialistes de la toxémie médiatique travestissent l’utile, trivialisent le subtile, dramatisent le futile. Ils regardent avec dédain les journalistes critiques quand ils se risquent sur leur territoire cybernétisé. Les recommandations d’Albert Camus sur « les exigences du bon sens et la simple honnêteté d’esprit » leur paraissent, pour peu qu’ils en prennent connaissance, du moralisme puéril d’un aristarque des temps révolus.
La virtualisation systématique des faits n’en laissent paraître que les traînées fumantes. Le macabre dispute l’affiche au scandale. Le télescopage des scoops tapageurs, des clichés ravageurs, des préjugés naufrageurs, embourbent l’intelligence collective dans les marécages de l’éphémère. Jamais l’art machiavélique de la manipulation n’a disposé d’un tel arsenal technologique et d’un tel contrôle autocratique. La technocratisation méthodique des organes étatiques, enclenchée sous le giscardisme, s’est traduite par la dépréciation de la réflexion philosophique, la marchandisation systématique des productions culturelles, la déculturation sociétale fatidique. Le marketing culturel sous le mitterrandisme a transformé la culture en contingence festive et l’apparence ostentatoire en exigence élective. La société française ne se distingue, depuis plusieurs décennies, que par l’indigence de ses créations, la médiocrité de ses représentations, la frivolité de ses manifestations. Son journalisme grand public orchestre, sur tous médias confondus, la décérébration générale.
Grosses manchettes et bas instincts
La presse n’est plus un incubateur d’idées discordantes, d’objections mordantes, de réfutations fécondantes. La presse se confectionne aujourd’hui comme un leurre sublimatoire, un dardillon captatoire, un appeau fascinatoire. La désinformation standardisée est admise, à force de matraquage, comme une pensée commune. Ainsi s’implante l’ancrage mental des discriminations, la popularisation de l’ostracisme, la banalisation du racisme. Les grosses manchettes réalimentent les bas instincts, le complexe de la supériorité ethnique, la nostalgie colonialiste. La logique ségrégationniste en arrive à inventer officiellement « les français d’origine étrangère », autrement dit « les indigènes de l’intérieur ». Ce qu’Albert Camus formule dans un axiome imparable : « Si vingt journaux, tous les jours de l’année, soufflent autour du public l’air même de la médiocrité et de l’artifice, il respirera cet air et ne pourra s’en passer. » La violence écrite est assassine au même titre que la violence physique. En battant le fer chaud, en cognant les mots contre le marbre, les plumes irréprochables ne sont pas à l’abri de dérapages regrettables. Jean-Paul Sartre, « l’homme vrai » selon la formule de François Mauriac, exemple impeccable du penseur-praticien de la liberté, n’a-t-il pas légitimé la violence commise par les opprimés ? Toutes les violences, d’où qu’elles émanent, sont éthiquement et philosophiquement irrecevables. Il n’est pas de violence juste, ni de répression équitable. La victimisation elle-même, quand elle prend l’allure de persécution morale, est une violence inadmissible. L’exaltation purgative d’Albert Camus après la Libération n’est pas exempte de cette violence vengeresse, même s’il exclut la haine, même s’il oppose, par principe, l’éthique à la force. Quand il légitime la purification revancharde, en récusant tout droit de défense aux écrivains magnétisés par la collaboration, en écrivant qu’il existe des situations « où l’erreur n’est qu’un crime, qui mérite une épuration courte, rapide et personnelle », il renie ses propres convictions éthiques. Il ne reconnaît que plus tard, après une polémique épique, que la position réconciliatrice de François Mauriac est la plus juste.
Aux lendemains de la guerre, le plan Marshal et l’euphorie de la reconstruction imposent la société de consommation comme modèle de pacification. L’offre quantitative supplante la demande qualitative. La satisfaction matérielle sature et stérilise la quête existentielle. La presse se transforme en denrée périssable. La réification de l’opinion dépossède le lecteur de son libre arbitre. Le journal Combat, créé par la résistance pour la résistance, perd sa raison d’être après avoir accompli sa mission historique. Sa diffusion s’écroule. Son directeur, l’écrivain Pascal Pia (Pierre Durand), déclare, avec prescience : « Nous allons tenter de faire un journal raisonnable. Et comme le monde est absurde, il va échouer », avant de rompre avec son rédacteur en chef, Albert Camus, qui a la fierté de déclarer, en quittant l’antre de sa passion journalistique : « Entrés pauvres dans ce quotidien, nous en sortons pauvres. Mais notre seule richesse a toujours résidé dans le respect que nous portions à nos lecteurs ». Le futur prix Nobel, inspiré par la pensée Simone Weil dont il est l’éditeur, veut « supprimer la politique pour la remplacer par la morale ». Il oublie que tant que la politique dispose de l’arme législative, elle impose à la vie publique sa morale sélective. Tout pouvoir, à quelque niveau qu’il s’exerce, est un pouvoir de domination. Injecter de la morale dans le pouvoir revient à rendre l’oppression acceptable.
Pire qu’aux époques noires de la censure politique.
Les injustices, les inégalités, les iniquités, et la morale bourgeoise qui diaboliquement les conforte, sont des productions politiques. Le mal qui prétend soulager le mal l’aggrave. Comme le souligne, sur un registre spirituel, François Mauriac : « La politique est impure par essence ». Il n’est d’éthique humaine possible qu’en dehors de la morale politique. Qui dit politique aujourd’hui, dit pieuvre financière, dissimulatrice en surface, conspiratrice en interface. N’est-ce pas ce que remarque Albert Camus, dans son candide désabusement : « L’appétit de l’argent dans la presse n’a d’autre but que de grandir la puissance de quelques-uns et d’autre effet que d’avilir la moralité de tous ». Le lecteur, ballotté par les rafales informationnelles, stérilisé dans sa curiosité intellectuelle, métamorphosé en gobeur apathique de clabaudages, ne saisit des vagues événementielles que leur écume fugitive. Les publications, plates-formes lucratives et réceptacles jetables, sans d’autres messages que les logos envahisseurs, énigmatiquement guettées par le piratage des hackers, se multiplient au gré de la praticabilité numérique, surnagent ou disparaissent brutalement selon leur impact commercial. La société marchande a toujours considéré la pensée comme un virus ingérable. Ainsi s’étalent la pensée du vide et le vide de la pensée. Ainsi perdure l’ère de l’insignifiance.
La liberté de la presse est plus insidieusement restreinte qu’aux époques noires de la censure politique. Les directeurs de l’information, broyeurs attitrés de la conscience humaine, se recrutent désormais parmi les énarques. La ligne éditoriale ne sert qu’à imposer un cadre de subordination volontaire. Les journalistes doivent se soumettre ou se démettre. Ils sont acculés à taire ce qu’ils pensent et à valider ce qu’ils récusent. Le chantage au plan social fait office de guillotine. Les rédacteurs, accrochés à leur emploi, finissent par renoncer aux quatre commandements du journaliste libre préconisés par Albert Camus : la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination. L’angoisse de dire la vérité se sécurise dans la fanfaronnerie communicationnelle. Dans son manifeste de novembre 1939, censuré par les autorités coloniales dans le bulletin algérois Le Soir républicain, Albert Camus constate déjà : « La question en France n’est plus aujourd’hui de savoir comment préserver les libertés de la presse. Elle est de chercher comment, en face de la suppression de ces libertés, un journaliste peut rester libre ». Les journalistes en vue ont perdu l’essentiel, leur dignité. Ils s’absolvent froidement de « la vertu de l’homme de se maintenir en face de qui le nie ».
La Révolution numérique accouche dans le chaos
Hallucinés par leur pouvoir d’influence, suréquipés d’électronique anesthésiante, déconnectés des synergies inventives, les stars de la médiasphère ne discernent plus les laboureurs d’idées, ne perçoivent plus les mouvements transformateurs, ne détectent plus les signaux transfigurateurs de l’histoire. Ils n’existent que par leurs signes extérieurs de célébrité, leur rhétorique creuse et leur cupidité présomptueuse. L’amertume du même Albert Camus s’avère d’une actualité brûlante : « Notre désir, d’autant plus profond qu’il était muet, était de libérer les journaux de l’argent, et de leur donner un ton et une vérité qui mettent le public à la hauteur de ce qu’il y a de meilleur en lui. Nous pensions alors qu’un pays vaut ce que vaut sa presse ». Amertume explicitée par cette terrible scrutation confiée à la revue Caliban de Jean Daniel : « Une société qui accepte d’être distraite par une presse déshonorée et par un millier d’amuseurs cyniques court à l’esclavage malgré les protestations de ceux-là mêmes qui contribuent à sa dégradation ». Les journalistes starifiés, aveuglés par les projecteurs de la renommée, ont perdu cette réflexivité camusienne, cette capacité de critique et d’autocritique, d’interrogation permanente sur la portée philosophique et les retombées éthiques de leur labeur quotidien.
Et pourtant, des lueurs encourageantes se profilent à l’horizon. Cette déchéance de la liberté de pensée s’accompagne de la décadence de la société pyramidale et de sa tyrannie persistante depuis six mille ans. La société planétaire se refonde sourdement, confusément, inéluctablement, dans la transversalité diversitaire. La libre circulation de l’information, déferlante inépuisable, est forcément à double tranchant, créatrice ou destructrice d’un devenir meilleur, selon les projets qui la drainent et l’orientent. L’ordre établi s’accoutre de masques trompeurs, actionne les réflexes de la peur, plonge l’opinion dans la torpeur. Henri Michaux le constate avec perspicacité : « Dans une société de grande civilisation, il est essentiel pour la cruauté, pour la haine et la domination, si elles veulent se maintenir, de se camoufler, retrouvant les vertus du mimétisme. » Les pouvoirs sursitaires, sans pensée régénératrice, survivent tant qu’ils peuvent par leur emprise monétaire, leur omniprésence phagocytaire, leur occultisme parasitaire. Ce faisant, ils creusent le lit de l’ignorantisme, du fanatisme, du populisme, symptomatiques de l’engloutissement du vieux monde. La révolution numérique, libératrice de tous les possibles, accouche dans le chaos.
D’HIROSHIMA A BEYROUTH, Réveille-toi Albert Camus, le monde a besoin de tes mots.
ÉDITORIAL D’ALBERT CAMUS.
DANS LE JOURNAL COMBAT DU MERCREDI 8 AOÛT 1945.
« Le monde est ce qu'il est, c'est-à-dire peu de chose. C'est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d'information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique.
« On nous apprend, en effet, au milieu d'une foule de commentaires enthousiastes que n'importe quelle ville d'importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d'un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.
« En attendant, il est permis de penser qu'il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d'abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l'homme ait fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d'aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d'idéalisme impénitent, ne songera à s'en étonner.
Les découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu'elles sont, annoncées au monde pour que l'homme ait une juste idée de son destin. Mais entourer ces terribles révélations d'une littérature pittoresque ou humoristique, c'est ce qui n'est pas supportable.
Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu'une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d'être définitive. On offre sans doute à l'humanité sa dernière chance. Et ce peut-être après tout le prétexte d'une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.
« Au reste, il est d'autres raisons d'accueillir avec réserve le roman d'anticipation que les journaux nous proposent. Quand on voit le rédacteur diplomatique de l'Agence Reuter annoncer que cette invention rend caducs les traités ou périmées les décisions mêmes de Potsdam, remarquer qu'il est indifférent que les Russes soient à Koenigsberg ou la Turquie aux Dardanelles, on ne peut se défendre de supposer à ce beau concert des intentions assez étrangères au désintéressement scientifique.
« Qu'on nous entende bien. Si les Japonais capitulent après la destruction d'Hiroshima et par l'effet de l'intimidation, nous nous en réjouirons. Mais nous nous refusons à tirer d'une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d'une véritable société internationale, où les grandes puissances n'auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l'intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.
« Devant les perspectives terrifiantes qui s'ouvrent à l'humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d'être mené. Ce n'est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l'ordre de choisir définitivement entre l'enfer et la raison ».
Albert Camus.
Combat. Mercredi, 8 Août 1945.
Albert Camus. Portrait. Par Mustapha Saha. Peinture sur toile. Dimensions : 100 x 81 cm.
UN ÉTÉ LIBANAIS.
PAR DRISS CHRAÏBI.
Driss Chraïbi, âgé de quatre-vingts ans, quelques mois avant sa mort, envoie au quotidien Le Monde, daté du dimanche 27 – lundi 28 août 2006, la note suivante : « Le vieil écrivain que je suis s’interroge et vous interroge. Combien de morts coûte ce que l’on appelle démocratie ? Y a-t-il encore des juifs en Israël ? Si oui qu’ont-ils fait de leurs valeurs morales ? Un pilote de F-16 qui rentre chez lui, après avoir largué des tonnes de bombes, peut-il serrer dans ses bras sa femme, ses parents, ses enfants ? Le peuple élu prépare-t-il sa propre destruction ou son troisième exode ? Les mots ont-il encore un sens ? A quoi bon continuer à écrire et garder foi dans l’être humain ? Quel être humain ? Où se trouve-t-il ? ».