LECTURES ET RELECTURES AU TEMPS DU CORONA : IX - Rabat, mon bel amour, les rbatis existent-ils ?

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Longeant pour une partie la muraille de la médina, un brassage rassurant que symbolise un tramway nommé « désir », nommé « volonté » de dépassement des particularismes, et « sauvegarde » des cultures plurielles.

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Le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume a son rbatisme chatouilleux. Un terrain sur lequel il ne faut pas provoquer Abdejlil Lahjomri. Autrement il sort son artillerie lourde, sa plume, pour en défendre l’histoire et l’âme. Ce qui provoque son courroux c’est la thèse d’une doctorante canadienne qui n’a vraisemblablement pas compris l’Esprit des lieux. Et sa question blasphématoire : les Rbatis existent-ils ? Dès lors on le retient plus dans sa défense de la plus impériale des villes impériales du Royaume qui est « la seule réussite architecturale au Maroc qui a su faire fusionner la médina avec la ville de la modernité coloniale, sans cassure, sans brisure et que la vision royale actuelle étend aux dimensions d’un chef d’œuvre urbain.» Suivez-le, vous en aurez pour votre temps. 

C’est un titre qui peut paraître insolite, imitation légèrement modifiée de celui d’un film qui fut fameux « Hiroshima, mon amour » et donc peu original. La raison de son utilisation à l’occasion de cette chronique est fort simple : une petite frayeur à la lecture d’une thèse (non publiée) d’une doctorante canadienne, Mme Mariette Hayeur, intitulée « Les Rbatis, bourgeoisie de Rabat, identité et lutte de classe » et surtout la lecture du chapitre : « Les Rbatis existent-ils ? ». Déjà que j’avais toujours eu le sentiment que Rabat était la plus mal aimée des villes de mon pays, alors qu’elle en est l’ornement, voilà qu’une étude s’amusait l’instant d’un chapitre à en rendre l’identité ambivalente.

La lecture de cette thèse (scientifiquement peu convaincante) ne m’a rassuré qu’à moitié. J’entrepris donc une lecture fastidieuse de ce qui n’est dans l’ensemble qu’une collecte de dits sur Rabat et ses habitants. La doctorante affirmait que « personne ne pouvait donner une définition ou dire précisément qui ils sont et encore moins établir des critères d’identité « r- bâtie». Elle ajoutait que « partie à la découverte des Rbatis je fus confrontée au doute de leur existence même et à la complexité du sujet ».

Elle conclut à mon grand soulagement qu’il existait malgré tout un groupe social qui peut être considéré comme « rbati », et qu’il jouissait d’une certaine autonomie que l’histoire lui reconnaissait. Pourquoi a-t-elle cherché comme elle l’écrit à examiner des clichés dont je ne suis pas sûr qu’ils aient une existence quelconque ? Comme ceux-là : « les rbatis sont fermés, froids, un peu avares, indéchiffrables, acceptant difficilement les étrangers, eux-mêmes seraient des étrangers ? ». À la fin de la lecture de cette étude je ne savais toujours pas qui étaient mes concitoyens « rbatis », même si en vérité un groupe social de ce nom existait, avait existé et existera toujours et peut le porter légitimement et fièrement. Il n’y a aucun particularisme à affirmer que ce groupe, à l’instar de ceux qui ont fait Fès, Tétouan et Marrakech, a fait une ville dont le charme et la beauté conquièrent dès les premiers instants de sa découverte. Et si on les dit froids et distants, ce n’est là qu’une subtile réserve héritée des temps des premiers exils andalous, quand on les surnommait « les chrétiens de Castille ». Rabat peut aussi se dire « L’Andalouse… ». Sa réserve andalouse fut une réserve fugueuse, frondeuse comme l’étaient les andalous… C’est probablement parce qu’ils ont transformé cette attitude querelleuse en attitude distanciée vis à vis de l’autre, par respect de l’autre, étranger inconnu et peut être menaçant, qu’on les a affublés de froideur. J’aime Rabat pour cette réserve, pour le refus de l’ostentation. Il n’y a aucun particularisme, non plus, à affirmer que l’hospitalité de cette ville est toute en nuances, qu’elle est sereine, peu tapageuse, peu intéressée, si peu opportuniste. J’aime Rabat pour cette pudeur.

Le lecteur trouvera, sans aucun doute, dans cette thèse des avis contradictoires à propos d’une ville qui parle peu d’elle, et quand elle le fait, continue à le faire dans une discrétion qui, de nos jours, est à l’opposé de l’impératif médiatique tapageur. Mais Rabat et ses habitants ont malgré tout besoin d’user de cet impératif pour dire leur ville. Dire que Chellah n’est pas uniquement ville romaine, ou nécropole mérinide, mais verger verdoyant accueillant dans le passé et dans le présent des fêtes flamboyantes. Et si les vivants y côtoient la mort, elle y est en quelque sorte aimable. Dire que c’est la seule réussite architecturale au Maroc qui a su faire fusionner la médina avec la ville de la modernité coloniale, sans cassure, sans brisure et que la vision royale actuelle étend aux dimensions d’un chef d’œuvre urbain. Dire aussi qu’elle est ville jardin, aux jardins botaniques renaissants. Dire que les voies ferroviaires la traversent sans la traverser et que si la gare n’avait pas été sous terre, la pollution en aurait fait un désastre environnemental. Dire que les Oudayas recèlent encore les mystères des corsaires qu’on dit salétins, comme le mystère de ce lieu appelé Bergama, dont certains continuent encore à chercher la signification 

J’en ai deux qu’un jour je livrerai quand je serai sûr qu’elles ne sont pas simplement des légendes. Alors que ce lieu ne souhaite les révéler qu’à ceux qui l’aiment et l’aiment sans conditions. Dire, enfin, et surtout sa fierté d’être la capitale d’un royaume millénaire, et d’en être digne. Mais, elle ne le dit pas, ne sait pas le dire, n’a pas appris à le dire, est maladroite quand elle le dit. Elle devrait surtout dire, ce qu’enfin cette doctorante a fini par découvrir et par écrire que tous les habitants de Rabat sont des « Rbatis », que cette ville est devenue comme Casablanca, mieux que d’autres cités, le prototype de la société marocaine en formation, un melting-pot, une fabrique de modernité, le creuset du Maroc de demain. J’aime ce brassage rassurant que symbolise un tramway nommé « désir », nommé « volonté » de dépassement des particularismes, et « sauvegarde » des cultures plurielles.

Cette thèse a été rédigée en 1992. J’ai cru comprendre que la doctorante est décédée. 

Cette chronique pourrait être une épitaphe pour une amie de Rabat, qui a su malgré tout faire émerger une identité méconnue. Entre temps Rabat est un peu plus Rabat, telle qu’en elle-même enfin sa réserve et sa discrétion la protègent et la protégeront toujours des ruptures et querelles d’avec elle-même et d’avec les autres.
J’aime Rabat incomprise, surtout incomprise.

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