Cinéma, mon amour ! de Driss Chouika - ''L’AUTOMNE DES POMMIERS'' LA PROUESSE DE FAIRE D’UN ARBRE UN PERSONNAGE VIVANT

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Il faut bien reconnaître à Mouftakir une prouesse rare dans le cinéma, qui a consisté à faire d’un élément du décor principal du film, un pommier, un personnage bien vivant, qui exprime, à sa manière, un état d'âme, à l’instar des autres personnages

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Chronique ''Cinéma, mon amour !'' de Driss Chouika - CES MALEDICTIONS QUI  CONTINUENT A SAINGNER A BLANC LE CINEMA NATIONAL !

« La pomme nous parle à nous tous. Elle est riche en symboles. Ce fruit a accompagné l’histoire de l’humanité depuis ses tout débuts. C’est un fruit mythique, lié à notre chute, à notre sortie du confort, du paradis. Un fruit lié à la tentation, au désir et surtout au savoir. Un fruit interdit et désiré à la fois ». Mohamed Mouftakir.

 « Dès son retour d’Allemagne où il a poursuivi des études cinématographiques, complétées, en France, par une initiation à l’écriture de scénarios auprès du célèbre Jean-Claude Carrière, notoire collaborateur de grands réalisateurs dont Luis Buñuel, ses trois courts métrages avaient annoncé la naissance d’un cinéaste prometteur. Ces courts métrages, “L’ombre de la mort“ (mettant en scène un enfant terrorisé par son père et un homme castré qui parle du sien), “La danse du fœtus“ (racontant l’histoire d’une femme qui, s’isolant pour avorter en buvant une infusion à base de plantes médicinales, se retrouve subjuguée par des perceptions extrasensorielles délirantes) et “Fin du mois“ (qui fait se rencontrer, à la fin du mois, à minuit, une femme et un homme) avaient bien tracé les contours et la base d’une vision cinématographique bien définie, avec une esthétique finement recherchée et une remarquable maîtrise technique ».

C’était l’introduction de ma chronique N° 31, du 20/11/2022, consacrée aux deux premiers longs métrages de Mouftakir. Aujourd’hui, comme convenu, je propose ma propre lecture du dernier film du réalisateur, “L’automne des pommiers“, Grand Prix au 21ème Festival National du Film de Tanger et Grand Prix au 22ème Festival International du Cinéma Africain de Khouribga.

Le film raconte l’histoire de Slimane, 10 ans, un enfant de dix ans qui n’a jamais connu sa mère, disparue mystérieusement alors qu’il n’avait qu’un an. Son père le renie croyant qu’il est le fruit d’une relation incestueuse. Slimane essaie alors de savoir ce qui s’était passé avant sa naissance. Ainsi réalité et imaginaire s'entremêlent pour tisser les méandres de cette fiction cinématographique.

Autant l’histoire paraît simple et claire, autant son traitement est complexe et riche sur tous les plans : thématique, esthétique et technique.

UNE SYMBOLIQUE RICHE ET COMPLEXE

Avec ce troisième long métrage, Mouftakir confirme son choix d’un cinéma finement pensé et recherché. Il a créé un monde éminemment cinématographique, un microcosme social bien original, avec ses décors, ses personnages et ses ambiances particuliers mais choisis pour exprimer une certaine vision de l’évolution des rapports humains dans la société d’aujourd’hui.

Ce microcosme social est schématiquement représentatif. On y retrouve les trois temps, représentés sur le plan générationnel par l’enfant (Slimane), le père (Ahmed) et la mère supposée (Aicha), puis le grand-père et la grand-mère, magnifiquement campés par des comédiens de talent, dirigés d’une manière juste, qui a contribué à les rendre attachants et l'ambiance générale de leur histoire bien émouvante. Là, il faut bien reconnaître à Mouftakir une prouesse rare dans le cinéma, qui a consisté à faire d’un élément du décor principal du film, un pommier, un personnage bien vivant, qui exprime, à sa manière, un état d'âme, à l’instar des autres personnages. Dans un échange avec le réalisateur à ce propos, il s’est expliqué ainsi : « Dans un film, rien ne devrait être gratuit, même un simple accessoire. Tout devrait jouer un rôle et cela à tous les niveaux. Oui l'arbre dans «L'automne des pommiers» est un personnage. Si vous dites que j'ai réussi à en faire un personnage, cela veut dire que le but est atteint. Un arbre est constitué de racines, d'un tronc et de fruits. Un arbre est en mouvement vertical. Il a un passé enraciné qu'on ne voit pas et qui constitue le socle, un présent dur sous forme d'un tronc qui vieillit et se fragilise ainsi que des fruits probables selon les saisons. Un arbre porte en lui les trois temps et c'est ce que j'ai essayé de raconter dans ce film ».

Sur le plan thématique, le traitement, toujours fidèle à la symbolique riche et finement recherchée du réalisateur, revient sur l’inceste, bien présent dans l’œuvre de Mouftakir. Là encore, il s’exprime dans la lignée de la symbolique qui lui est chère : « Je pense que l'inceste a un rapport avec l'interdiction, l'interdiction divinisée qui va à l'encontre des désirs subconscients de l'être humain… L'art est par essence incestueux, car c'est une expression qui va à l'encontre de la réalité de l'être humain et tend à chercher dans les fins fonds de sa nature transformée par les civilisations ». Ainsi, le film est un drame social qui traite principalement le thème de notre société foncièrement patriarcale. Mouftakir explique que ce choix lui « permet, en tant que cinéaste et en tant qu’homme aussi de voir, sous toutes ses facettes, ce rapport au pouvoir paternel, à ce monde masculin, voire patriarcal qui gouverne le monde. Je le revois toujours sous l’angle de vision d’un enfant qui deviendra, lui aussi, un jour, père à son tour. On ne naît pas père, on le devient ».

Sur les plans esthétique, le tout, les décors et leurs aménagements symboliques, l’image et ses éclairages et ambiances bien ajustés, agencés avec une rare maîtrise technique, font de ce film un produit cinématographique d’une grande qualité. C’est un régal pour le regard. Cela contribue à rendre supportable la dureté de l’histoire du film. Là aussi, Mouftakir explicite son point de vue ainsi : « Il n'y a pas de décors beaux en soi. On les rend beaux ou plutôt on les rend esthétiquement beaux quand ils deviennent dramatiquement, symboliquement et thématiquement expressifs ».

Enfin, les choix de Mouftakir impliquent des risques. Personnellement, j’ai bien peur qu’ils n’aient amené une certaine lenteur qui risque d’indisposer le public. Là aussi, Mouftakir prend une position bien tranchée : « Un cinéaste qui pense au public, qui pense plaire, est un cinéaste malhonnête. Désolé pour l'expression. Un artiste doit s'exprimer selon ses convictions et le public suivra si le résultat est sincère. Le public n'est pas dupe. Il sent lorsqu'un artiste est sincère. La sincérité dans l'art est un capital inépuisable ».

 FILMOGRAPHIE

CM : « L’ombre de la mort » (2003) ; « La danse du fœtus » (2005) ; « Fin de mois » (2006) ; « Chant funèbre » (2007) ; « Terminus des anges » (2010).

LM : « Pégase » (2011) ; « L’orchestre des aveugles » (2015) ; « L’automne des pommiers » (2020).