Abdejlil Lahjomri : Repenser la Méditerranée nécessite la pratique d’une philosophie qui réhabilite la raison et la production des idées

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‘’L’émergence de l’identité méditerranéenne dans cet espace incandescent, ne pourrait se faire que par une politique qui briserait les représentations mensongères et les stéréotypes surchargés d’incompréhension, de haine et d’exclusion’’ (A. Lahjomri)

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Par Naïm Kamal

L’Académie du Royaume du Maroc entendant contribuer à la réflexion approfondie et plurielle que suscitent le passé, le présent et le devenir de la Méditerranée a consacré sa 47ème session, rendue enfin possible par le recul de la pandémie, à La Méditerranée comme Horizon de Pensée.  

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Séance inaugurale de la 47ème session de l’Académie du Royaume du Maroc  - 24 mai 2022

Pendant quatre jours, du 24 au 27 mai 2022, d’éminents penseurs se sont penché sur les différentes problématiques et défis qui se posent au pourtour méditerranéen et sur les perspectives possibles ou potentielles qui s’ouvrent à cette mer qui n’a pas été qu’un espace de confrontations et de guerres, mais aussi d’échanges et de dialogue.

La séance d’ouverture présidée par l’académicienne Rahma Bourqia, a été marquée par une communication du Prince Hassan Bin Talal, membre de l’Académie du Royaume, sur La dimension de l’harmonie en termes humain, de civilisation et d’environnement dans le bassin méditerranéen. L’assistance a eu aussi droit à une longue conférence inaugurale, peut-être un peu trop longue, de Habib El Malki, également académicien, qui a principalement proposé la création au sein de l’Académie d’une chaire méditerranéenne.

9000 avant JC

L’Académie du Royaume qui a déjà consacré de précédentes sessions à l’Afrique, à l’Amérique latine, à l’Asie comme Horizon de Pensée, s’est recentrée cette année sur ce lieu mythique auquel le Maroc appartient par la loi de la géographie et de l’histoire, qui l’a marqué autant qu’il l’a marqué et dont la Constitution, pour reprendre la citation du Secrétaire perpétuel de l’Académie, insiste sur son ‘’unité forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s'est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen.’’ 

Dans son allocution, aussi concise que dense, Abdejlil Lahjomri a commencé par indiquer qu’aucun ne peut contester que la civilisation méditerranéenne est des plus anciennes. Les chercheurs la font remonter à 9000 avant JC, prenant tout au long de cette histoire différentes appellations. La Méditerranée est ainsi dans les langues d’origine latine, la mer qui est au centre des terres, pour les Romains elle est Notre mer (Mare Nostrum), tandis que les Arabes l’appelaient anciennement la mer des Romains (bahr arroum).  Ses qualifications de blanche (alabyede) et centre (al moutawassite) s’expliqueraient, pour la première par son étendue qui donne de la clarté à ses eaux, et pour la seconde par sa position de jonction entre trois continents : l’Europe au nord, l’Afrique au sud et l’Asie à l’est. 

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Séance de travail de la 47ème session de l’Académie du Royaume du Maroc – 25 mai 202

Si le choix de la Méditerranée comme Horizon de Pensée s’est imposé à l’Académie, c’est en raison, explique son Secrétaire perpétuel, de la longue succession des civilisations, de la babylonienne à l’islamique en passant par la pharaonique, la grecque, la perse et la romaine, qui en ont fait une mer de rencontres et de croisement des idées, des religions, des arts et des littératures. 

A travers cette session dédiée à la Méditerranée, l’Académie du Royaume s’inscrit naturellement dans le processus d’enrichissement de la réflexion sur ce berceau de grandes civilisations et sur cet espace à la fois philosophique et intellectuel aux dimensions écologiques, économiques et sociales complexes, soumis à des évolutions géopolitiques constantes.  

Pour autant, la Méditerranée constitue-elle une civilisation unique et homogène ?  Ou, au contraire, des civilisations interactives, connectées entre elles, dès lors que l’on retrouve les vestiges du monde romain au Liban, les ruines grecques en Jordanie et les monuments arabes encore debout en Espagne ? Pour Abdejlil Lahjomri, il ne fait pas de doute. La civilisation méditerranéenne est en même temps urbanistique et intellectuelle. Il en veut pour témoins l’antique bibliothèque d’Alexandrie en Egypte édifiée 300 AJC, l’apport du Maroc et de l’Andalousie en tant que Centre culturel qui a illuminé la pensée, la littérature et les sciences, et last but not least la philosophie méditerranéo-occidentale encore marquée par les influences de la philosophie musulmane d’Al Farabi, d’Al Biruni, d’Ibn Rochd ou encore d’Ibn Khaldoun. 

Un espace de guerre et de dialogue

La Méditerranée a une importance stratégique dans les mutations géopolitiques passées et présentes de la région. Citant Penser l’espace  méditerranéen aujourd’hui de Mohamed Arkoun, Abdejlil Lahjomri a expliqué comment ce penseur a démonté les représentations contradictoires de cet espace, les rôles de la religion et de l’idéologie dans la détermination des affaires politiques. Arkoun a également mis en lumière les complications des liens sociaux débouchant sur une mauvaise compréhension, elle-même résultant d’une mauvaise appréhension du ce que les deux rives de la Méditerranée ont de commun. Et inévitablement en ont découlé des tensions et des crises entre les nations de ce pourtour.  Ainsi, constate le penseur, presque paradoxalement, si les guerres et les distanciations entre les peuples et les sociétés se ont accentuées, les historiens, les géographes, les anthropologues, les politiciens et les hommes de religions persistent à prêcher l’importance du dialogue entre les religions, les cultures et les Etats. 

De ce point de vue, et en dehors de perceptions qui seraient prédominantes, la Méditerranée reste, affirme Abdejlil Lahjomri, un espace de partage des valeurs universelles et non un lieu de repli sur soi géographique et intellectuel. Et c’est précisément, a rappelé le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume, ce qu’entendait Sa Majesté le Roi Mohammed VI dans son message au Premier Concert de la Méditerranée organisé au Palais des Nations à Genève le 9 juillet 2016, en soulignant :

‘’Notre espace méditerranéen est à la croisée des chemins et plus que jamais soumis aux tumultes, à la volatilité et aux tragédies provoquées par le déplacement de personnes désespérées en quête de lendemains meilleurs. Ironie du destin, cette Mer jadis nourricière, est devenue un véritable cimetière où s’entassent les corps et les rêves maintes fois brisés de migrants et de réfugiés fuyant les affres de la guerre et des conflits. Nous devons renouer avec Notre humanité et rendre à la Méditerranée sa grandeur et sa noblesse.’’

La Méditerranée est face à des enjeux dont le plus important sans doute est la diversité culturelle produite par ses civilisations successives. C’est pour cela, déduit le Secrétaire perpétuel de l’Académie, qu’elle est demeurée un espace de mouvement et de passage, et la machine à fabriquer la civilisation, selon l’expression de Paul Valéry, par une diversité culturelle devenue une réalité palpable à l’échelle mondiale, et une source de toute interactivité féconde entre les affluents des identités nationales qui peuplent la Méditerranée. 

Néanmoins, notre monde, marqué par la contradiction, la complication, la violence, le sectarisme, le confessionnalisme les entraves au développement social et environnemental, l’extrémisme, la migration et le terrorisme, fait de nous dans la perception de Abdejlil Lahjomri, les témoins de la naissance d’une caractéristique civilisationnelle nouvelle nécessitant la création d’un horizon différent pour penser les questions contemporaines. 

La mer la plus ouverte

Penser l’horizon de la Méditerranée implique de cette manière un ensemble de parcours complémentaires : historiciste, social, politique et culturel. D’où la nécessité pour le Secrétaire perpétuel de faire appel aux sciences et savoirs qui s’accordent à considérer la Méditerranée comme un espace de convergence et de divergence, de résidence et de transit. Dans ce contexte, les défis nouveaux induits par la mondialisation nécessitent la révision des rapports entre le nord et le sud en raison de la position de la Méditerranée et de sa fonction de liant entre trois continents, l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Autant de facteurs, selon Abdejlil Lahjomri, qui rendent impérieux de repenser la Méditerranée par la pratique d’une philosophie qui réhabilite la raison et la production des idées en fonction d’enjeux d’un temps présent qui nous parvient de lointaines époques, pharaonique, phénicienne, babylonienne, grecque et arabo-musulmane. Ce qui signifie qu’il est impossible de concevoir la Méditerranée comme l’émanation d’une identité pérenne, uniformisant les peuples du pourtour méditerranéen en escamotant leur diversité culturelle.

Et si, pour Abdejlil Lahjomri, la Méditerranée n’a pas toujours été synonyme de paix, son étendue ayant été le théâtre des flottes de piraterie, de guerres et de confrontations, il est surprenant que les géographes qualifient la Méditerranée dans leurs écrits de mer fermée alors même qu’elle a été la mer la plus ouverte, facilitant entre ses rives, d’est en ouest et du nord au sud, la circulation des civilisations et des idées.  Il n’est donc pas étonnant, ajoute-t-il, que Gabriel Audisio décrive la Méditerranée dans son ouvrage Ulysse ou l’Intelligence comme l’une des matrices de l’esprit les plus fécondes dans notre monde. Et c’est ainsi qu’elle est restée dans l’imaginaire collectif de ses peuples, dans ses légendes, ses épopées, ses explorations, ses récits, ses poèmes, ses fresques artistiques et sa filmographie. Il peut être également dit de ses langues qu’elles accueillantes, créatives et riches de leur pluralité. C’est ce qu’a démontré, rappelle le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume, Louis-Jean Calvet dans son livre La Méditerranée : mer de nos langues dans lequel il s’est intéressé à l’histoire des langues du pourtour méditerranéen et des influences linguistiques des empires qui se sont succédé sur cet espace. Des langues ont ainsi voyagé du passé au présent, certaines ont disparu, d’autres se sont diffusées ou se sont créées.  

Aujourd’hui, les perturbations que connaissent les pays de la Méditerranée depuis le début du 21ème siècle, suscitent nombre d’interrogations sur les systèmes politiques, économiques et culturelles de ces pays. L’état des lieux est tel dans le regard de Abdejlil Lahjomri, qu’il invite à une représentation nouvelle des enjeux de la vie en commun et appelle une réorganisation des priorités des individus autant que des collectivités et des entités pour dépasser l’état d’instabilité sous tendu par la progression de la migration illégale, le développement du terrorisme, l’impact des changements climatiques sur les économies. D’où à ses yeux l’importance de développer une politique de coopération et de bon voisinage multipartite et un partenariat euro-méditerranéen productif et efficient.  

Exclure l’exclusion et la haine

De ce qui précède, Abdejlil Lahjomri retient que la réalité géographique et stratégique de la Méditerranée apparait comme un espace de diversité et en même temps de tensions et de guerres. Cette mer, qu’Edgar Morin a évoqué comme étant une confrontation entre tout ce constitue des antagonismes : l’est et l’ouest, le nord et le sud, l’Islam et la Chrétienté, la laïcité et la religion, l’intégrisme et la modernité, la richesse et la pauvreté, est aussi dans l’esprit du Secrétaire perpétuel, une réalité poétique et mythique qui aspire à une unité qui a fait de la Méditerranée une espérance rêvée mais suspendue. 

Rêveur donc et optimiste, Abdejlil Lahjomri souligne que s’il advient que l’on reconnaisse le concept de la méditerranéité comme une réalité tangible, prouvant l’existence d’une identité méditerranéenne apte à une vie commune, toute volonté d’entamer un dialogue doit commencer par penser la Méditerranée au pluriel en mers de la Méditerranée qui consacre la diversité en lieu et place de l’uniformité. C’est à son sens la raison qui a poussé le Dialogue 5+5, le partenariat Euro-méditerranéen et l’Union pour la Méditerranée à réussir seulement à transformer cette étendue en « mer blanche », emprunté au nom consacré par l’arabe à cet espace.  Le blanc signifie dans le contexte géopolitique actuel, explique-t-il, une page immaculée prête à accueillir une nouvelle utopie préoccupée autant par les questions de climatologie et d’environnement que par le commerce, l’investissement, l’énergie, la culture, la migration et la protection du patrimoine. ,

Etant certain que la 47ème session de l’Académie du Royaume du Maroc, de par la qualité et les compétences des participants, contribuera à la prise de conscience des problématiques des civilisations méditerranéennes, le Secrétaire perpétuel s’est dit convaincu que l’émergence de l’identité méditerranéenne dans cet espace incandescent, ne pourrait se faire que par une politique qui briserait les représentations mensongères et les stéréotypes surchargés d’incompréhension, de haine et d’exclusion.  

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