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Le temps d’un moussem, Bejaad cherche à concilier soufisme et NMD – Par Naïm Kamal
16 confréries soufies venues des autres parties du Maroc prennent part au Moussem de Sidi Bouabid Cherki. Et quand des soufies se retrouvent, de quoi parlent-ils sinon du rapport à Dieu. Inévitablement. Mais pas seulement. Les questions d’ici-bas sont également à l’ordre du jour
Bejaad, une cité particulière au charme mystique qu’elle doit à sa Zouia Cherkaouia et à cet air de psalmodie qu’elle exhale. Fondé au XVème siècle par Sidi Bouabid Cherki, grand soufi qui lui insuffla sa spiritualité, ce chef-lieu de culte s’installe par sa grâce définitivement comme centre de rayonnement culturel. Son histoire la raconte comme une ville de résistance aux différentes pénétrations coloniales, et de medersas qui rapidement étendent leur enseignement à d’autres disciplines que les sciences de la religion, et réussit à donner au Maroc nombre de ses oulémas et agents au service du Makhzen, si bien qu’après le passage colonial de la France, elle dote l’Etat de nombre de ses hauts cadres, connus et moins connus.
Durant ces cinq siècles de son existence, Bejaad est annuellement submergé de pèlerins à l’occasion du Moussem Sidi Bouabid Cherki. A ce jour, pour ses voies occultes, le cheminement de ses rituels et les sentiers de ses initiations, par cette capacité qu’il aurait à permettre la transcendance qui ouvre les portes des mystères céleste ; le sacré dune cité qui abriterait le tombeau d’un chameau béni pour avoir porté un descendant du saint homme à la Mecque, continue d’attiser la curiosité de ceux que le soufisme intrigue ou fascine, selon leur degré de crédulité ou d’incrédulité aux yeux de certains, de leur foi et de leurs croyances selon d’autres.
Le soufisme, n’en parlez surtout pas aux rigoristes - salafistes dans toutes leurs variantes ou frères musulmans de tous bords. Nécessairement c’est une hérésie dans leur appréhension exclusive de l’Islam. Par ses prétentions d’intermédiation entre l’être et son créateur, une dévotion qui associerait à Dieu le culte des sépulcres, c’est forcément une mécréance. Seuls eux sont en droit de distinguer le bon croyant de l’incroyant, le qualifier pour le paradis, ou le déclarer bon pour la géhenne. Mais au Maroc, le soufisme et ses zaouias ne sont pas que des rites et des déclamations, des moussems et des baisers posés sur la pierre pour requérir et acquérir la bénédiction des saints figés dans des sépultures pour la postérité de leur souffle et de leurs descendances.
La fin d’une époque
Le soufisme c’est aussi un art de gouvernance. S’il apporte à ses adeptes, à les en croire et il n’y a pas de raison de ne pas les croire, une certaine quiétude et la sérénité de l’âme, s’il les libère du corps condamné à finir en poussière pour se consacrer au spirituel, le soufisme participe également et surtout de la consolidation de la paix sociale. Idéologie avant les idéologies, partis avant les partis, le soufisme et les zaouias contribuent à l’encadrement des régions et des populations, à la canalisation de leur énergie et pendant longtemps à l’économie de leur environnement direct. C’est lui, ou plutôt c’est eux, si l’on parle aussi des zaouias, qui apportent au Maroc pour une bonne partie son Islam marocain.
Sidi Bouabid Cherki lui-même en jetant son dévolu sur ce coin perdu qui deviendra Bejaad au large de Kasbat Tadla où il est pratiquement né puisqu’il a vu le jour dans un hameau à 3 Km de la ville, ce n’est pas exclusivement pour se retirer de la vie terrestre et se dévouer corps et âme au ciel. Mais fort probablement pour la position stratégique du lieu, au centre d’un vaste espace fertile et prospère, au carrefour de Fès et Marrakech où il a vécu longtemps. Rapidement, la petite bourgade deviendra un passage obligé sur les voies de communication entre les deux cités impériales qui se relayaient sans cesse sur le titre de capitale du royaume.
Les routes coloniales finiront par détourner les caravanes et les regards de la ville, sans pour autant lui faire perdre de son aura spirituelle auprès de tous ceux, mais pas seulement, qui y ont vu ‘’une petite Fès’’. C’est la fin d’une époque.
Un jour sans doute, l’autoroute reconduira jusqu’à Bejaad. Immanquablement. Sa route nationale passe par Khroubiga, cœur battant des phosphates marocains, traverse Oued Zem entré dans l’histoire le 20 août 1955, jour commémoratif de la déposition du sultan légitime, par la révolte populaire contre la colonisation, et se poursuit sur une cinquantaine de kilomètres pour atteindre Beni Mellal au pied du Moyen Atlas, laissant sur ses abords Kasbat Tadla d’un coté et Fquih Bensalah de l’autre.
Le cultuel et l’économique
Pour l’instant, la zaouia Cherakaouia reçoit le traditionnel don royal au profit des chorfas descendants du Saint Sidi Abou Abdellah Mohamed Charki, alis Sidi Bouabid, de familles nécessiteuses et de personnes en situation de handicap. Ce jour-là, un mercredi de septembre un sept du mois, chiffre à la symbolique particulière, c’est l'ouverture du Moussem religieux organisé par la Zaouia Cherkaouia mais avec le soutien conséquent du Conseil de la ville. Evènement à la fois cultuel et économique, en conséquence obligatoirement politique. Toutes les autorités de la Région, wali (le profane) et gouverneur, sont là. En marge, se tient le Forum national des Zaouïas soufies organisé par la Fondation Habib Naciri Cherkaoui, un descendant, mais surtout un Résistant que ses fils, dont l’un préside la fondation, ont tenu à ainsi honorer et à travers lui affirmer leur part du legs du père fondateur Sidi Bouabid Cherki.
16 confréries soufies venues des autres parties du Maroc y prennent part. Et quand des soufies se retrouvent, de quoi parlent-ils sinon du rapport à Dieu. Inévitablement et des cérémonials sont organisés rien que pour s’y consacrer. Mais pas seulement. Les questions d’ici-bas sont également à l’ordre du jour.
La Fondation Habib Naciri Cherkaoui pour la pensée et le patrimoine y a veillé en y inscrivant cette année, actualité oblige, le rôle du soufisme dans l'accompagnement du nouveau modèle de développement. Pour le président de la fondation, Mohamed Naciri Cherkaoui, il s’agissait pour les intervenants, théologiens et intellectuels, d’approcher la question du soufisme et son rôle dans l’accompagnement de ce Nouveau modèle à travers le passage d’un mode traditionnel dans les méthodologies de transmission du savoir et de la formation à un autre résolument tournée vers la marche de développement. Histoire de rappeler que le soufisme est bien plus qu’une question de prières et de méditation, mais également de gestion de choses plus proches de la terre. C’est que comme par le passé, aujourd’hui encore, les zaouias, les plus importantes, demeurent un bon relais de cooptation des élites. Serait-ce un sacrilège de dire une sorte de franc maçonnerie à la marocaine ?