Les anecdotes africaines de Boutros Ghali et une rencontre fortuite avec Juliana Lumumba à Paris – Pat Hatim Bettioui

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L’égyptien Sadate avec l’Israélien Shamir, Boutros Boutros Ghali à gauche de Sadate. "N'oublie pas que tu es complètement détesté dans le monde arabe depuis que tu as accompagné Sadate lors de son voyage à Jérusalem. De plus, tu es copte, et tu sais bien - depuis la révolution - que le poste de ministre des Affaires étrangères est réservé aux musulmans en raison des liens étroits qui nous unissent aux pays islamiques." (Le général Kamal Hassan Ali à Ghali)

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‘’Entre le nil et Jérusalem" est un livre qui rassemble les mémoires que l'ancien ministre d'État égyptien aux Affaires étrangères Boutros Ghali a commencées à rédiger depuis l'assassinat du président Mohamed Anouar el-Sadate le 6 octobre 1981, jusqu'à sa prise de fonction en tant que secrétaire général des Nations unies le 1er janvier 1992.

Le livre, captivant et fascinant, est une collection de révélations sur des étapes cruciales de la diplomatie égyptienne, notamment sous la présidence du Hosni Moubarak.

Des moments et des souvenirs

Ghali était obsédé par la présence égyptienne en Afrique, c'est pourquoi il a toujours été considéré comme l'un des diplomates égyptiens les plus intéressés par les affaires africaines et le plus expérimenté dans ce domaine. À tel enseigne qu'Hermann Eilts, ambassadeur des États-Unis au Caire, qui a participé aux négociations de Camp David, l'a blâmé mardi 2 février 1988 de perdre son temps en Afrique alors que les problèmes complexes du Moyen-Orient méritaient toute son attention.

Le livre est également égayé par des anecdotes amusantes qui ont marqué la carrière diplomatique de Ghali. Je me contenterai ici d'en évoquer quelques-unes, notamment celles liées à l'Afrique, des anecdotes qui soulignent l'humour particulier dont faisait preuve Ghali, comme la plupart des Égyptiens.

Ghali raconte avoir reçu, le mercredi 25 novembre 1981, une délégation de députés ghanéens qui reprochaient à l'Égypte de ne pas fournir une assistance technique suffisante à leur pays. Essayant de les calmer et de gagner leur sympathie, Ghali leur a dit : "Messieurs, vous avez oublié que le président fondateur du Ghana, Kwame Nkrumah, a épousé une Égyptienne, Fathia Rizk, qui lui a donné des enfants en bonne santé et beaux. Y a-t-il une aide technique plus précieuse que celle-ci que vous pourriez nous demander ?" Ils ont tous éclaté de rire, et Ghali a senti qu'il avait dissipé leur colère et remporté la partie.

Ghali a également mentionné que le général Jerry Rawlings, ancien président du Ghana, l'avait accueilli le 22 mars 1984 en portant un uniforme militaire et un pistolet à sa ceinture. C’était d’autant plus inquiétant que Rawlings semblait au début nerveux, voire agressif.

Il ajoute : "Je ne savais pas par où commencer la conversation avec lui. Devais-je évoquer les relations étroites qui liaient le Dr. Nkrumah, père fondateur du Ghana, à l'Égypte, ou parler directement des problèmes généraux qui concernent notre continent ?"

Cependant, Ghali note : "Une atmosphère de véritable compréhension a régné, et nous avons discuté franchement des diverses situations en Afrique."

Ghali raconte également qu'il a rendu visite ce jour-là à la veuve du président Nkrumah, qui s'est plainte de l'avarice du gouvernement ghanéen à son égard.

Gamal et Sekou Nkrumah

Il rapporte ensuite la légende selon laquelle un sorcier aurait conseillé à Nkrumah d'épouser une Égyptienne copte pour bénéficier de la protection des pharaons. C'est ainsi que Nkrumah épousa Fathia, avec la bénédiction du défunt président Gamal Abdel Nasser.

Le président Nkrumah a eu une fille, Samia, et deux fils, Gamal et Sekou, nommés en hommage aux présidents égyptien et guinéen Gamal Abdel Nasser et Ahmed Sékou Touré. Gamal Nkrumah a travaillé comme journaliste au "Ahram Weekly" au Caire avant de devenir chef du service des affaires internationales du même journal, tandis que Samia s'est engagée en politique dans son pays, devenant députée et dirigeant un petit parti appelé "Parti du Congrès populaire". Quant au plus jeune, Sekou, il est écrivain et militant politique.

L'histoire du père de Samia m'a rappelé ma rencontre fortuite avec Juliana Lumumba à Paris en 1984, alors que je faisais une promenade dans le quartier de l'Île Saint-Louis à Paris avec mon ami caricaturiste égyptien George Bahgoury. Nous avons croisé une jeune femme mince à la peau sombre, de taille moyenne, avec une expression de profonde tristesse. Bahgoury me l'a présentée comme la fille du défunt leader congolais Patrice Lumumba, alors qu'elle étudiait à l'École des hautes études en sciences sociales à Paris.

Après m'avoir présenté à elle, Bahgoury lui a demandé en plaisantant : "Que penses-tu de Hatim ?" Elle a répondu en riant avec un pur accent égyptien : "C'est un beau jeune homme, mais j'ai déjà un petit ami", et nous sommes partis d’un rire joyeux avant de reprendre chacun notre chemin.

J'avais déjà fait connaissance, en distantiel, avec son frère François en lisant une interview fort intéressante réalisée avec lui par l'ami et journaliste tunisien Safi Saïd, publiée dans le magazine parisien "Kul al-Arab", qui a cessé de paraître après l'invasion irakienne du Koweït en août 1990.

Les enfants de Patrice Lumumba

Avant l'assassinat de Patrice Lumumba le 17 janvier 1961 par des officiers belges, le président Nasser, à travers une opération de renseignement complexe, a aidé les enfants de Lumumba (François, Patrice et Juliana) à s'échapper, tandis que son épouse et leur bébé Roland, alors âgé de deux ans, ont rejoint leurs trois enfants au Caire après la mort de Lumumba père.

Quelques mois avant sa disparition, Lumumba avait envoyé une lettre au président Nasser via l'ambassade égyptienne au Congo dans laquelle il disait : "Je te confie mes enfants." Nasser leur a attribué un appartement dans le quartier de Zamalek au Caire. Ils ont été inscrits dans une école française et ont appris l'arabe, et il les traitait comme ses propres enfants Khaled, Hoda, Mona, Abdel Hakim et Abdel Hamid.

Les ‘’langues agglutinantes’’ de Senghor

Une autre anecdote a eu lieu le dimanche 6 janvier 1985, lorsque le président Moubarak a organisé un déjeuner en l'honneur de l'ancien président sénégalais Léopold Sédar Senghor, auquel ont assisté les hauts responsables de l'État égyptien à l'époque. Ghali raconte que le président Moubarak a voulu instaurer une amabiance d'amitié et d'humour dans la discussion et a dit au président Senghor : "Monsieur le Président, saviez-vous que Boutros a très peur de sa femme ?" Senghor a éclaté de rire et a répondu : "Moi aussi, j'ai peur de ma femme."

Un an plus tôt, le président Moubarak avait organisé un dîner en l'honneur du président Senghor (lundi 23 janvier 1984).

La discussion était difficile, explique Ghali, car la traductrice était extrêmement belle, mais n'était pas du tout compétente. Senghor a parlé des "langues agglutinantes", un sujet que ni le président Moubarak ni la traductrice ne connaissaient.

Ghali explique qu'il a essayé de rediriger la conversation vers un autre sujet pour sauver la situation, mais ses tentatives ont échoué, alors il a dû se contenter d'écouter, sourire et acquiescer.

La simplicité de Kaunda, la condescendance de Bango

Une autre anecdote amusante a eu lieu sous les yeux du regretté président zambien Kenneth Kaunda. Le lundi 21 mars 1988, le président Kua,nd a organisé un dîner en l'honneur des ministres participant à la réunion du groupe de contact chargé de résoudre les dettes africaines et de préparer une grande conférence internationale. Le ministre des Affaires étrangères de Gambie était assis à la droite de Ghali et a fait tomber de la sauce sur la veste de son homologue égyptien. Le ministre des Affaires étrangères de Tanzanie a alors lancé : "Boutros s'est trop approché de l'épouse de notre collègue zambien, et cette tache de sauce est le premier avertissement."

Après cela, le président Kaunda s'est levé et a rempli chaque tasse de café ou de thé. Ghali a commenté cela en disant : "Quelle humilité ! Quelle simplicité ! Peu de chefs d'État sont capables d'adopter une attitude similaire lors d'un dîner officiel."

Une autre anecdote a mis Ghali dans une position délicate devant le président gabonais Omar Bongo et le président togolais Gnassingbé Eyadéma. Le lundi 30 septembre 1983, Ghali a rencontré le président Bongo à l'hôtel Crillon à Paris et lui a dit : "Monsieur le Président, Le Caire vous attend." Bongo lui a répondu d'un ton condescendant : "Moubarak doit d'abord venir à Libreville, car je suis le doyen des chefs d'État africains."

Ce soir-là, Ghali a découvert que le président du Togo, Eyadéma, contestait Bongo pour le titre de "doyen des chefs d'État africains". Ghali s'est retrouvé face à un double problème : comment savoir lequel des deux mérite ce titre, et en cas d'incertitude, lequel des deux inviter en premier au Caire ?

Les espoirs ‘’contrariés’’ de Boutros

Boutros Ghali espérait depuis longtemps devenir ministre plein des Affaires étrangères et sortir du rôle de "ministre d'État aux Affaires étrangères". Le mercredi 6 juin 1984, après les funérailles de Fouad Mohieddin, Premier ministre d'Égypte, décédé d'une crise cardiaque dans son bureau, le général Kamal Hassan Ali, vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, a été nommé Premier ministre par intérim.

Sauf surprise de dernière minute, explique Ghali, le général Hassan Ali sera nommé Premier ministre, laissant vacant le poste de vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères. Logiquement, ajoute Ghali, il devrait lui succéder, si jamais une logique en politique il y avait.

Ghali a alors confié au général Hassan Ali lors d'une rencontre le jeudi 7 juin 1984 : "Si tu es nommé Premier ministre, le moment est venu pour moi de te succéder au ministère des Affaires étrangères."

Le général lui a répondu en toute franchise : "N'oublie pas que tu es complètement détesté dans le monde arabe depuis que tu as accompagné Sadate lors de son voyage à Jérusalem. De plus, tu es copte, et tu sais bien - depuis la révolution - que le poste de ministre des Affaires étrangères est réservé aux musulmans en raison des liens étroits qui nous unissent aux pays islamiques."

Ghali a écouté le général en silence et a soudainement ressenti le besoin d'abandonner tout. Il a dit : "Ma mission s'est achevée avec la signature du traité de paix avec Israël."

Ainsi, Ghali a raté sa chance de devenir ministre des Affaires étrangères, qu'il attendait depuis longtemps. Il s’est largement rattrapé en changeant de cap pour se tourner vers les Nations unies à New York, devenant secrétaire général, acteur mondial et témoin de ses tumultes de près. Son espoir contrarié a été en fin de compte un mal pour un bien. 

D’après Annahar Al-arabi – Traduit et adapté par Quid.ma