La place et le surprenant Nobel – Par Samir Belahsen

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Son style, plat, elle le qualifie d’« objectif, qui ne valorise ni ne dévalorise les faits historiques du document ».

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« Je me sers de ma subjectivité pour retrouver, dévoiler les mécanismes ou des phénomènes plus généraux, collectifs. »

Annie Ernaux

« Je peux pardonner à Alfred Nobel d'avoir inventé la dynamite. Mais seul un ennemi avéré du genre humain a pu inventer le prix Nobel. »

George Bernard Shaw

Annie Ernaux, est née dans un milieu modeste en 1940 en Normandie en France. Je ne me suis intéressé à ses œuvres que tardivement, lorsqu’elle avait reçu le prix Nobel de littérature en 2022 pour « le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ». 

Son style, un peu neutre, un peu plat, elle l’assume, et le revendique. 

Elle le qualifie d’« objectif, qui ne valorise ni ne dévalorise les faits historiques du document ».

Fruit de son expérience personnelle, l'œuvre d'Annie Ernaux est plutôt autobiographique, mais elle se permet dans ses récits quelques modifications par rapport au vécu réel. 

Dans chaque livre, elle s’attaque à un thème particulier de son autobiographie.

Dans « La place »*, elle décrit la difficile ascension sociale de ses parents dans les conditions de l’après-guerre.

En féministe, elle expose dans « La Femme gelée », son mariage et sa sexualité puis son avortement dans « L'Événement »…

 « Le "Je" que j'utilise me semble une forme impersonnelle, à peine sexuée, quelquefois même plus une parole de “l'autre” qu'une parole de “moi” : une forme Trans personnelle en somme. Il ne constitue pas un moyen de m'auto-fictionner, mais de saisir, dans mon expérience, les signes d'une réalité ». 

La démarche sociologisante d’Annie Ernaux lui permet d’élargir le « je » autobiographique, elle a même dû inventer le mot pour décrire son genre littéraire « auto-socio-biographie ».

L’histoire

« Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi ». 

Annie Ernaux introduit son œuvre par cet aveu emprunté à Jean Genet. 

Le récit commence par la mort du père, puis Annie Ernaux nous explique qu’elle veut décrire la vie de son père, froidement, d’une écriture plate, sans émotion.

Elle raconte une vie simple d’un père simple. Paysan devenu ouvrier d'usine pour tenter le saut social, puis enfin tenancier d'un café-épicerie. 

Il transfère sur la fille ce désir d’ascension, le petit commerce n’ayant pas suffi. Quand elle réussit son ascension, on découvre le sens de La trahison. 

Elle a trahi ses origines, en quittant le milieu ouvrier puis en cachant ses origines à son nouvel environnement, comme si elle en avait honte.  Selon moi, elle avait aussi honte de sa honte de sa trahison.

On découvre les distances, douloureuses, survenues entre une fille et un père. 

Pour son nouveau monde, l’ancien représente la ringardise et l'arriération sociale. 

Fausse neutralité

Malgré la platitude du style assumée et la neutralité déclarée de l’auteure, on décèle, on sent un certain mépris pour la condition sociale de ses parents.

Fils, père et grand-père, je ne suis pas neutre non plus, je l’avoue. Tout lecteur est, d’une certaine manière, confronté à sa propre histoire. Selon son histoire et ses affinités avec ses parents, il y trouvera, ou pas, l'émotion là où il l'attend ou, au contraire, là où il ne l'attend pas. 

Il reste que j’ai attendu le long des 100 pages un peu de chaleur, de compréhension ou, au moins de respect ; vainement. J’ai trouvé le mépris du père et la honte de venir d’en bas… 

J’ose croire que son père, lui, a attendu toute une vie. Je pense que l’auteure a d’abord tout refoulé puis a « nettoyé » son texte de toute source de chaleur.

On peut même y percevoir un certain racisme de classe. 

Pas un paragraphe, pas une phrase, pas un soupçon de bienveillance pour les classes populaires, ni pour le père.

Ce n’est pas de la neutralité, elle liste leurs manquements et leurs insuffisances sans jamais la nuancer par les aspects puants de la bourgeoisie à laquelle elle accède. 

La seule excuse, si excuse il y a, c’est qu’en sociologisant son autobiographie, en optant pour la platitude du style et en recherchant cette neutralité, Annie a produit un texte plat, froid et sans émotions…Un mélange de genres non réussi.

C’est pourquoi, ce Nobel, comme beaucoup d’autres m’avait, pour le moins surpris.

*La Place Annie Ernaux , Gallimard ; 1983, prix Renaudot en 1984