Défaite de Justice et Développement en Turquie ou la fin du leadership charismatique – Par Bilal Talidi

5437685854_d630fceaff_b-

Des partisans du Parti républicain du peuple (CHP), parti d'opposition, célèbrent devant le bâtiment principal de la municipalité après les élections municipales en Turquie, à Istanbul le 31 mars 2024. (Photo OZAN KOSE / AFP)

1
Partager :

Le Patient et l'intempestif - Par Bilal TALIDI

Le 31 mars 2024, le Parti de la justice et du développement a subi une lourde défaite aux élections locales, le Parti Républicain du Peuple menant le scrutin avec une marge de près de deux points d’avance (37,8 %) sur Justice et le Développement d’Erdogan (35,5 %). Les données indiquent que les islamistes au pouvoir depuis 2002, ont perdu environ dix points par rapport aux élections du 31 mars 2019 où ils avaient obtenu 44,3 %.  Le Parti Républicain a progressé, lui, d'environ huit points (ayant obtenu 30,1 % lors des mêms précédentes élections locales). 

Justice et Développement a perdu trois villes clés : Istanbul, la capitale Ankara et Izmir, où l'écart s'est considérablement élargi entre les deux partis, signalant une défaite significative pour le pari au pouvoir, en particulier à Ankara où l'écart entre les deux formations en compétition a atteint environ 29 points. L'analyse arithmétique montre que Justice et Développement a perdu une part importante de sa base conservatrice, soit près de 4 millions de voix par rapport aux élections de 2019. 

Ce bloc électoral important a fait défaut soit en raison de l'abstention totale (selon les taux de participation, une baisse de 6,1 % a été enregistrée, passant de 84,7 % à 78,6 %), soit en redirigeant ses voix vers le Parti du Bien-être (conservateur) d’où est issu suite à une scission le parti d’Edogan, (il remporté 6,2 % après n'avoir obtenu quasiment rien lors des précédentes échéances locales). 

De ces données, on peut conclure que la lourde défaite électorale est due à la fragmentation de son bloc conservateur et à la baisse de son engagement électoral. Ce bloc, qui a soutenu le parti pendant 33 ans et a contribué à son succès électoral dans 7 élections parlementaires, 4 élections présidentielles et 4 élections locales, en plus des référendums populaires, n'a pas fourni le soutien qu'il avait offert auparavant, en raison de certaines politiques, internes ou externes, qui ont introduit le doute dans l'accord existant entre le parti et son bloc électoral.

Plusieurs analystes ont examiné la conjoncture difficile que traverse la Turquie et l'embarras résultant de la gestion de sa politique étrangère dans une situation très turbulente. Ankara a dû payer le prix de son soutien à l'Azerbaïdjan dans son conflit militaire contre l'Arménie pour gagner la bataille de la région du Haut-Karabakh. Elle a dû également jouer à l’équilibrisme entre l'OTAN et la Russie, tout en préservant une zone de neutralité censée lui procurer une position de médiateur fiable, gagnant en théorie sur tous les tableaux. En même temps, la Turquie devait remporter la bataille contre le Parti des travailleurs du Kurdistan en établissant une zone de sécurité en Syrie, tout comme elle devait aussi supporter les pressions occidentales concernant sa politique Moyen-orientale.

La politique étrangère turque n'évoluait pas de manière ascendante dans tous les dossiers et a fini par accepter une position minimaliste au Moyen-Orient, après que le discours du président sur la question palestinienne ait atteint des sommets, apparue par la suite plus comme une surenchère qu’un engagement effectif, mesuré défavorablement à l’aune du génocide à Gaz, révélant un hiatus entre les paroles et les actes. Cela a sans doute eu un impact considérable sur la confiance du bloc conservateur.

Sur le plan intérieur, le problème semble tout aussi, sinon plus compliqué. Comme dans toute élection, l'économie a un grand impact sur l'explication du comportement électoral et particulièrement en Turquie où Erdogan a bâti sa stature ces deux dernières décennies sur ses succès économiques. Sans doute aucun, la politique monétaire adoptée par la Turquie, en particulier la politique des taux d'intérêt, et ses conséquences, telles que l'envolée de l'inflation et la forte dépréciation de la monnaie turque, ont lourdement grevé le niveau de vie des citoyens, créant un état de confusion et d'incertitude dans la vision économique, monétaire et financière du pouvoir. 

Le président Recep Tayyip Erdoğan a été contraint de changer le gouverneur de la banque centrale à plusieurs reprises, et des différences sont apparues entre l'évaluation des technocrates, connaisseurs des lois de gestion des équilibres de la politique monétaire, et celle des politiciens, soucieux d'appliquer leur vision idéologique sans réaliser ses conséquences économiques et financières.

Cette politique a semé le doute sur la solidité et la résilience de l'économie turque, entraînant une fuite significative de capitaux et une diminution de la capacité de la Turquie à attirer des investissements étrangers par rapport à d'autres pays concurrents. Le tourisme a également subi un coup dur en raison du changement de destination des citoyens du Golfe et des Arabes, qui préfèrent d'autres pays à la Turquie.

Le dossier des réfugiés a également joué un rôle important dans la décision des électeurs, alors que les adversaires produisaient un discours incitatif contre les réfugiés et établissaient un lien entre la politique d'asile et l'effondrement de la situation de vie des Turcs. Le parti au pouvoir n'a pas réussi à produire un discours rationnel clarifiant, dans l'intérêt national, les gains que la Turquie réalise en soutenant la politique d'asile, se voyant souvent contraint de suivre le discours de l'opposition, surtout dans les phases tardives précédant le processus électoral, en produisant un discours politique qui le dédouane en se défaussant sur les réfugiés, notamment après que les défis sécuritaires se sont accrus.

Les signes avant-coureurs de la crise ont fait clairement leur apparition lors des précédentes élections présidentielles, mais l'énorme élan médiatique qui a accompagné ces échéances, et la lutte acharnée pour les remporter, ont fait que la victoire du président Recep Tayyip Erdoğan au second tour a permis d’occulter l’alerte. Elle a agi comme un écran qui a épargné au parti la remise en question, bien que le président lui-même ait reconnu l'existence d'erreurs dont il n'a pas précisé la nature, s'engageant à les identifier et à les corriger.

Au lendemain des élections locales de dimanche dernier, le parti n'a plus d'excuse à laquelle se raccrocher pour dissimuler la cause de la défaite, car le parti qui souhaitait récupérer les villes qui lui ont échappé lors des élections locales précédentes, en particulier Istanbul, a aujourd'hui perdu d'autres villes qui lui étaient historiquement acquises. 

Et bien que le discours politique du président s’est ingénié à répéter le constat déjà asséné après l’élection présidentielle, reconnaissant l'existence d'erreurs nécessitant correction, rien n’y fit tant le problème est apparemment plus important. Il se rapporte principalement à la vision que le président a des relations extérieures, à sa vision de la politique sécuritaire, à sa conception de la politique monétaire et économique, et à la manière qu'il a choisie pour assurer un positionnement régional turc qui n'est plus d'aucun intérêt pour le quotidien du citoyen turc, et n'a rien apporté à la cause de Gaza au moment où le territoire palestinien subit le pire génocide de ce siècle.

Certains islamistes interprètent la défaite de la Justice et du Développement comme partie des défaites et revers subis par les islamistes dans la région, et considèrent que cela indique la fin d'un cycle réformateur et le besoin d'un autre cycle. Sans doute. Mais en toutes ces défaites ne sont pas, non plus, isolées de la crise de ces mouvements et de la crise centrale du charisme en leur sein. Que ce soit en Égypte, en Tunisie, au Maroc, ou en Turquie, l'équation ne change pas : le charisme du leader fonde son histoire et sa légitimité, qui dicte la vision, et qui crée les victoires, si bien que souvent les crises des partis sont le reflet une crise dans les bases qui ont mal lu les références ou se sont trompées dans leur engagement envers elles, et ne se reconnaissent dans son leadership érodé !

Haut du formulaire

lire aussi