Abdeljebbar Shimi, un marocain absolu – Par Rédouane Taouil

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Je songe en me souvenant qu'il ne faut pas donner la parole au silence en ces temps de vacarme de l'imposture.

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Évoquant les ressourcements de Georges Henein, poète d’origine égyptienne, adepte de la langue d’André Breton, célèbre pour avoir appelé à prendre la vie au mot, Yves Bonnefoy le qualifie de « méditerranéen absolu ». Le titre du présent hommage s’en inspire volontiers.  La vie et l’œuvre de cet écrivain en toutes lettres sont inséparablement liées, à travers une prégnante teneur universelle, au cheminement du pays des trois Atlas depuis l’aube de son indépendance jusqu’à l’orée du XXIème siècle.

Veilleur de l’éveil au goût de la fiction et de l’art poétique, des bruissements de la langue et de la réflexion critique, il s’est avéré formidable complice des vrais bonheurs de la lecture et du commerce de l’esprit et un détecteur incomparable de talents. « Un écrivain lit en écrivant et écrit en lisant ». Le supplément littéraire de « Al Alam », qu’il animait inlassablement, semblait faire sienne cette maxime de Julien Gracq.

Ses chroniques, coupées de méditations sur les battements de cœur de la société, sont à la fois exemplaires d’un attachement infaillible aux principes d’une liberté exigeante et d’une dignité assise sur le respect de l’égalité des droits, et d’une écriture fragmentaire au style aussi limpide que profond. Ses recueils de nouvelles, « Al Moumkin mina Al Moustahil » et « Saydatou al Maraya » exhibent l’écrivain dans toute sa stature. Grâce à l’élan élégant vers le dicible, l’auteur dépeint des situations où la question insigne de la condition humaine est saisie à travers des personnages d’une force représentative qui éprouvent intensément des privations d’accès à la reconnaissance et des menaces de résignations ou de culpabilités, de répressions ou de vulnérabilités sans se départir de leurs aspirations fragiles à une espérance souvent volatile.  

Quand un certain féru des belles-lettres marocain rendait visite à Najib Mahfouz, l'architecte de La trilogie du Caire s’enquérait auprès de lui…des nouvelles (dans le double sens du terme)  d’Abdeljebbar Shimi.

Tout au long de son existence le marocain absolu nourrissait l’irréductible espoir et l’inquiétude concomitante : « De mes mains est tombée une multitude d'icônes et sous mes yeux ont chu les valeurs. La malédiction frappe nombre de principes que nous avons clamés. Je ne suis, ni nous sommes vaincus. Nous avons perdu le possible et sommes inaptes à la quête de l'impossible. Les beaux sentiments se sont éteints en nous si bien que nous sommes voués à une conscience malheureuse".

Des possibles de la parole, qu'illustrent tes nouvelles, à cette lucidité indemne de tout acquiescement, la conscience probe de l'homme reste entière et l’œuvre d'un éclat si éblouissant qu'elle espère avec une infinie patience l'heure de sa (re)découverte.

Se remémorer des émerveillements auxquels elles donnaient jour invite immanquablement à convoquer le mode d'inventaire de Georges Perec qu'illumine l'incipit, je « me souviens ».

Brèves d'émerveillement

C’est la quête adolescente dans votre quotidien des échos des stades de football qui a scellé ma rencontre avec vos chroniques inquiètes, vos splendides aphorismes et vos nouvelles à la langue, concise et inventive, sobre et enivrante. C’est cette rencontre qui m’a donné le goût de la quête des belles-lettres de toutes rives.

1-Je me souviens de vos variations décapantes sur la scène sartrienne de « l’enfer c’est les Autres ».

2-Je me souviens de votre méditation sur les femmes, les brisures d’amour et des plats et des assiettes.

3-Je me souviens de vos palimpsestes qui sont autant de maximes et de métaphores du Maroc de l’étrange familier.

4-Je me souviens des ondes radieuses de poèmes et de chansons de votre émission radiophonique à la RTM au temps où elle était une seconde école.

5-Je me souviens de votre revue « 2000 » comme du Maroc d’antan où le ciel était si bas que les étoiles étaient à la portée des yeux et des songes.

6-Je me souviens des vendredis où le censeur nous dérobait le supplément littéraire de votre journal nous privant du surcroît feu hebdomadaire de votre fanal.

7-Je me souviens du chant éclaté de vos rares vers.

8-Je me souviens des frissons que j’ai eus à arpenter « La fourgonnette ».

9-Je me souviens de votre voix d’aube dans la nuit disgracieuse scandant le chant cristallin de la liberté chaque fois elle était dans les fers.

10-Je me souviens vous avoir vu lumineux dans une photo de votre procès en feuilletant un magazine en noir et blanc.

11-Je me souviens que vous chérissiez la mer, son miroir et sa mélodie plaintive.

12-Je me souviens de l’éblouissant « Al Moumkin mina Al Moustahil », à la phrase brève comme le vertige, ciselé de déchirures  poignantes dans leur inexorable destin, de tristesse, d’angoisse et de tendresse.
13-Je me souviens de votre nouvelle, « A minuit », dont le personnage central est une mouche irritante comme la fièvre hôte d’Al Moutanabbi dont les odes surgissaient sous votre plume comme allégeances à la mémoire et à la part commune du futur.

En ce printemps de 2012 à la grisaille d’hiver, votre visage, sourit à notre deuil, vif d’un soleil à jamais perdu, en écho de René Char : « Nous n’avons qu’une ressource avec la mort, faire de l’art avant elle ». 

Je songe en me souvenant qu’en ces temps de vacarme de l’imposture qu’il ne faut point donner la parole au silence./. 

*Ecrivain et romancier de talent, Abdeljabbar Shimi est connu pour son œuvre littéraire et pour avoir été l’animateur des pages culturelles du quotidien "Al Alam", puis son rédacteur en chef et directeur. Il est décédé le 24 avril 2012 à Rabat. Il avait 74 ans. 

La maîtresse des miroirs

Nouvelle traduite par Amina  Guennouni (1)

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Ses recueils de nouvelles, « Al Moumkin mina Al Moustahil » et « Saydatou al Maraya » exhibent l’écrivain dans toute sa stature

Sa maison constituait une fabuleuse légende, voire un conte de fées. Lorsque je suis arrivé chez lui, je l’ai trouvé accoudé au bar. Sa ravissante femme brune, grande et somptueuse comme un palmier, était en train de servir à boire aux invités :

  • Avec un peu d’eau et des glaçons ?

  • Thank you.

Cette gracieuse et belle femme abhorrait l’oisiveté. Il est vrai que la maison l’occupait un peu.

Elle était devenue experte en ameublement et décoration. Elle opta pour d'autres couleurs trois fois de suite et à chaque renouvellement le mobilier entier était refait et son agencement modifié. Elle tenait à ce que sa maison soit fantastique. Elle voulait surprendre ses invités par la qualité des soirées musicales et des célébrités qui y participaient mais également par l’étalage de toutes les merveilles que contenait sa maison et de son goût sublime qu’on y décelait. Tous les matins, elle prenait son téléphone pour recueillir les impressions des invités de la veille, ils exprimaient tous leur satisfaction et leur émerveillement et la félicitaient longuement pour la réussite de sa soirée. Ce qui la comblait d’aise et flattait son ego.

La grande ville vivait à la frontière de deux mondes totalement différents qui coexistaient sans jamais interférer.  Aucune partie ne voulait reconnaître l’autre. Dans cette grande ville, le désœuvrement était mortel.

Toute personnalité qui comptait dans la cité a été présente, à un moment ou un autre à ses soirées.

Son mari se tenait toujours derrière le bar, élégant et distingué :

  • Pourquoi n’essayeriez- vous pas du Cointreau, excellence ?

Il remplissait les verres au fur et à mesure, mais se tenait néanmoins discrètement à distance.

La reine de toutes les soirées, c’était elle, la belle brune. Elle excellait dans l’art de tisser les liens entre les membres de la haute société, ces personnalités qui comptent dans la ville.

Au début, des hommes du pouvoir et de hauts dignitaires de l’État constituaient les stars de ses belles réceptions ainsi que quelques officiers supérieurs. La dame était particulièrement fascinée par les décorations de ces derniers.

Après chaque soirée, son élégant mari lui disait d’un temps rêveur :

  • As-tu remarqué, ma chérie, qu’ils boivent beaucoup trop ?

Elle commentait alors en se languissant :

  • Ils courtisent de manière indiscrète, tu n’as pas remarqué ?

Ensuite arriva la vague des avocats, c’était au temps où leurs cabinets n’avaient pas encore envahi les locaux de la ville. A leur tour, ils noyèrent leur désœuvrement dans ces réceptions tumultueuses. Ils buvaient, bavardaient, puis buvaient, puis bavardaient toute la soirée.

  • Votre verre est vide, maître,

  • Qu’est-ce qui vous préoccupe, mon colonel ?

Une musique douce et calme était diffusée de loin. Du Mozart, Beethoven et Korsakov, à tour de rôle. Après, la musique orientale prenait le relais avec l’« astre de l’orient », Oum Kalthoum.  Ses chants mélodieux ravivaient la soirée et réchauffaient son atmosphère. La belle dame brune penchait sa tête en accord avec la chanson en scandant les « Ahh » aux rythmes mélodieux qui invitaient à l’exaltation et au ravissement. Et enfin, arrivait le tour de la chanson populaire avec la voix de la célèbre « Hajja Hamdaouia » qui réussit à faire fondre les derniers glaçons et à réchauffer une ambiance  jusque-là tiède . Tout le monde était debout, le verre à la main, accompagnant le champ en répétant les refrains : « je jure par Dieu, le Tout-puissant, de ne jamais laisser tomber mon amoureux… ».

Elle était heureuse de les voir ivres, elle riait aux éclats, elle riait ainsi tous les soirs…

Mais un beau matin, elle s’aperçut qu’elle avait sombré encore dans l’abattement de l’oisiveté.

Elle décida ensuite de partir en voyage en Europe.

Elle sillonna les pays, visita tous les musées, assista à tous les défilés de mode, participa à plusieurs réceptions et revint à la fin de l’été.

Son projet était prêt. Elle l’a conçu pour remplir le vide et tuer le désœuvrement.

Elle sera sous les feux de la rampe.

  • J’ouvrirai une salle d’exposition… dit-elle à son mari lorsque celui-ci la ramena de l’aéroport.

Elle parlait de son projet avec excitation et empressement.

  • Tu imagines, une grande ville sans une véritable salle d’exposition. Dans chaque coin des villes d’Europe, il y a des salles expositions, des tableaux, des affiches, des sculptures, etc.

Il lui dit :

  • Que penses-tu d’une maison de la mode ?

  • Non, répondit-elle avec rapidité et fermeté, je ne veux pas faire du commerce. Dans toute l’Europe, on ne parle que d’art et de culture. J’ouvrirai une salle qui sera différente de toutes celles, petites et tristes, qui existent ici.

C’est un nouveau monde qui frappe à nos portes, chéri. Tous, en Europe, disent que nous vivons dans l’ère de l’art et la culture.

Depuis, toutes ses journées furent chargées ; elle s’activait tout le temps et dépensait sans compter pour trouver une salle bien appropriée en plein centre de la ville. Elle restait tout le temps auprès des ouvriers pour surveiller l’évolution du chantier. Elle avait chargé un ami architecte, ainsi qu’une entreprise de décoration pour l’étude de l’éclairage, le tapissage des murs, l’ameublement, l’agencement des coins et des espaces vides. Elle prit pour conseiller un célèbre peintre de la ville.

Elle fit une déclaration à la presse que lui rédigea un intellectuel bien connu  sur la place. Celui-ci fut d’abord séduit par sa taille et sa beauté lorsqu’elle lui offrit un verre de whisky, en se tenant en face de lui, une longue cigarette « Pall mall » à la main.

En la regardant, il essaya de se rappeler qui de Lénine ou de Khroutchev avait dit : « faites attention aux lieux trop somptueux ».

Il était confortablement installé dans le grand canapé, tout ébahi par la présence de la belle femme qui lui parlait de la conférence de presse qu’elle souhaitait organiser.

Il n’arrivait pas à saisir l’imbroglio de mots qu’elle utilisait, tout engourdi par le parfum qu’elle dégageait, une sorte de mélange d’odeur de champs, de mer et de corps féminin.

Mais le lendemain, s’aidant d’un verre de whisky, il est arrivé à lui montrer tout le texte de la déclaration qu’il lui avait préparé. Elle l’écoutait religieusement, happée par ses paroles.

« Les données de la civilisation sont complémentaires dans leur contradiction, les méthodes de production modernes changent les concepts traditionnels, d’abord, l’art a été et restera…. »

Elle l’arrêtait souvent pour demander le sens des mots.

Elle découvrait un monde nouveau. Plus de Beethoven, ni de Hajja Hamdaouia avec son refrain : « Qu’avais-je à faire ta connaissance, me voilà emprisonnée dans ton amour ! ». C’était un autre monde.  Elle est maintenant fascinée par la magie du langage et la subtilité des expressions.

J’accédai à sa féerique demeure, qu’on narrait comme un conte de fée. Sur les vestiges des hauts dignitaires de l’État, des officiers supérieurs, des médecins, des avocats, s’amoncelait la nouvelle catégorie d’invités : les hommes de lettres, les artistes, les intellectuels.

Après chaque vernissage, on se réunissait dans les magnifiques salons de sa maison, on y discutait, théorisait et buvait jusqu’à plus soif.

L’ouverture avait été un grand succès.

Dans tous les coins de la rue, les lumières affichaient : « Salle des miroirs de l’art moderne ».

Des caméras de cinéma, des caméras de télévision, une voiture équipée de studio appartenant à la radio en vogue… Tout était là.

Dans la foule, il y avait des journalistes photographes, des critiques littéraires, des intellectuels…

Pour la deuxième saison, l’ouverture était consacrée aux œuvres du grand peintre Cherkaoui.

Dans la salle aux miroirs, l’éblouissante dame s’approcha de l’homme que son conseiller lui avait désigné comme un célèbre écrivain de la place. Il était cloué devant le célèbre tableau intitulé « Masque ». L’écrivain sentit son parfum le saisir, se retourna et se trouva face à elle, la somptueuse brune aux grands yeux noirs.

  • Vous êtes notre invité pour le dîner ce soir, avez-vous une voiture ? lui dit-elle

  • Oui… répondit-il

  • Vous pouvez la laisser devant la salle et venir avec moi dans la mienne.

Ce n’était pas pour répondre à son invitation qu’il avait fait le déplacement, il en avait reçu bien d’autres de sa part : une fois lors de la première saison, puis lorsqu’elle avait organisé une exposition commune de plusieurs peintres français. En fait, il était venu exclusivement pour admirer les œuvres de Cherkaoui.

  •  L’exposition vous a-t-elle plu ? demanda-t-elle

  • A vrai dire, ces soirées d’ouverture ne nous laissent pas beaucoup de temps pour apprécier. Or le monde de Cherkaoui va à l’encontre de toute agitation ou précipitation, répondit-il.

  • Prenez votre temps, restez avec nous deux jours de plus, proposa-t-elle?

Elle n’avait rien lu de lui.  Évidemment, la dame aux miroirs n’était guère une lectrice. Mais son conseiller personnel lui avait indiqué son nom, ainsi que tous les autres noms en vue qui lui permettraient de remplir les articles de journaux et les communiqués de presses.

En fait, elle a réussi à nous cueillir tous l’un après l’autre, grands écrivains, célèbres critiques de l’art, intellectuels bien médiatisés, etc.

Dans la grande réception, on ne percevait que son parfum répandu dans l’air, son rire éclatant, les chants mythiques de Nass El Ghiwane, de Jil Jilala et les boissons alcoolisées.

  • Driss, tu ne bois pas ? Ton verre est toujours plein.

Ils étaient au bar tous les deux, elle et son mari. Ils servaient les uns et les autres et voyaient ainsi défiler plusieurs visages disparates.  

  • C’est l’ère de l’art et de la culture, dit-elle à son mari, d’un air persuasif.

Les hommes du pouvoir, les officiers supérieurs, les avocats, les médecins les plus connus de la ville, tous ont disparu. Avec ce projet de salle d’exposition, une autre caste a conquis la maison : critiques d’art, peintres, romanciers, poètes…

Driss, qui avait déjà fait le plein de bière au café du port, lança à l’assistance :

  • Je veux du vin rouge, je n’aime pas le whisky.

Ibrahim rétorqua avec une habilité maligne, après avoir sifflé plusieurs verres de suite :

  • Le vin rouge est une boisson populaire, vive le peuple ! Moi, je suis friand de whisky.  Le vin rouge est plus banal, il est, d’ailleurs, toujours à portée de main.

Dans un autre coin du salon, avait lieu une toute autre discussion.

  • Malgré la dimension que prennent les arts en général et les arts plastiques en particulier dans notre vécu populaire, la peinture contemporaine reste prisonnière de la mentalité des salons et des expositions destinées aux élites.

L’alcool n’avait pas encore envahi les esprits, à ce moment-là.

  • C’est votre rôle à vous, écrivains et journalistes, rétorqua l’élégant mari avec émotion.

  • Comment ça, notre rôle ? Les trois quarts de la population sont analphabètes et le reste s’occupe de son pain quotidien, dit alors Hammadi en mettant une amande dans sa bouche.

Driss répliqua :

  • Ah, maintenant, on commence à théoriser !

Ibrahim lança un menu rire que les autres n’entendirent pas.

  • On ne peut pas séparer l’art de la problématique sociale. Les deux sont le fruit de l’orientation politique, continua le mari.

  • C’est exact, commenta Driss mi-figue, mi-raisin.

  • A votre santé, dit la dame en levant son verre et en aspirant une gorgée.

Tous vidèrent leur verre d’un seul coup en réponse à son invitation.

  • J’ai faim, chuchota Hammadi aux oreilles de son ami Driss.

Ce dernier répondit :

  • Prends des amandes et du fromage, à mon avis, le dîner ne sera pas servi de sitôt. Ils vont d’abord nous gaver de leurs discours et de leurs palabres sur l’art, la politique, l’économie…, maintenant qu’ils détiennent cette bande d’intellectuels, ils ne vont pas la lâcher.

Les discussions allaient bon train. Chaque groupe s’était lancé sur un sujet dans un débat animé.

L’élégant mari était alors accaparé par le projet de sa femme et par ce nouveau monde prodigieux qui s’établit dans la société, le monde des professeurs universitaires, des intellectuels et des journalistes. Il essaya d’attirer l’attention des personnes vers lui en redirigeant la discussion :

  • Il est vrai que l’art est le signe de civilisation, mais une population au ventre vide s’occupe d’abord de chercher son pain quotidien, lança-t-il.

  • Et alors ? questionna Driss, entre ironie et sérieux.

Le mari répondit :

  • Alors, c’est peut-être le socialisme qui détient la solution : pour de l’art et du pain en même temps.

Ibrahim marmonna à son voisin :

  • Nous voilà dans le champ du progrès et de la modernité !

Tous les invités buvaient, discutaient puis buvaient encore et rediscutaient….. Ils oscillaient entre l’exaltation et la griserie.

Ils savaient tous, dans leur for intérieur, que les maîtres de maison profitaient de leur présence pour se divertir et se distraire du vide et de l’oisiveté autant que pour s’ouvrir sur le nouveau monde à la mode, celui de l’art et de la culture.

Cependant, manier des préceptes et des concepts dans une soirée si arrosée et dans une aussi belle maison au son de « Nass el Ghiwane » n’était point supportable.

  • Il y a beaucoup de choses qui ne sont pas claires dans le pays, et aussi beaucoup de dysfonctionnements. Le pays a besoin de changements, martela le mari, en prenant une pause pour voir les réactions que susciterait son intervention.

Les intellectuels auxquels il s’adressait étaient tous enfermés dans leur propre monde. Le mari essayait visiblement de trouver une brèche pour s’y introduire. Le faste de la maison : tapis persans, canapés luxueux, bar aux étagères sculptées et verres en cristal…, tout rendait les intellectuels plus hermétiques encore et plus cantonnés dans leur sphère.

  • Toi, tu crois en la solution socialiste ? demanda Amine.

La maîtresse des miroirs dit alors en remuant son verre de Cherry, ses beaux yeux noirs bougeant en même temps que ses mains :

  • Nous croyons en la liberté et la démocratie. Regardez l’Amérique, c’est un pays très développé et très riche grâce à ces deux piliers que sont la liberté et démocratie.

S’en était trop pour Driss. Il ne put se contrôler. Sa hargne le reprenait à chaque fois qu’il buvait avec excès. Il avait encore beaucoup bu, le ventre creux, comme souvent. Avec agressivité, il déclina un méchant rire moqueur. Hammadi le gronda et essaya de l’arrêter dans son élan pour éviter d’éventuels accrochages. Trop tard, Driss se mit à vomir toute la bière et le vin rouge sous forme de paroles incisives, dures et peu respectueuses envers ses hôtes.

La dame était bien perturbée. Le mari perdit de son assurance. Il se rend compte qu'il existe un monde hermétique aux bouteilles de whisky.

La bonne arriva en courant répondant à l’appel de sa maîtresse.

Driss leva son verre :

  • A la santé de l’art, des salons et de la modernité.

On se dépêcha vite pour servir le dîner.

  1. Cette nouvelle est extraite de recueil de nouvelles éponyme « Saydatou al Maraya » publié par Dar Attakafa en 2007. 

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