MOHAMED ZAFZAF, IMPLACABLE CHRONIQUEUR DES BAS-FONDS MAROCAINS

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Mohamed Zafzaf (1945-2001), écrivain marocain de langue arabe, abandonne sa profession de professeur de philosophie, vécue pendant vingt-ans comme un sacerdoce, pour se consacrer à l’écriture. Il porte une longue barbe bifide prématurément blanchie, regard ignescent de vaticinateur halluciné, figure dostoïevskienne par excellence. Orphelin de son père fellah à cinq ans, il traîne son enfance malheureuse dans un bidonville de Kénitra comme une malédiction.  Il n’est de fuite possible que dans les livres. Il s’improvise crieur de journaux pour s’offrir ses lectures. Il écrit convulsivement dans tous les genres. La muse varie ses accoutrements. Le drame reste le même. Corps fragile secoué d’incessantes fulgurations. La plume capte comme elle peut les calcinations scriptables. Ses cahiers d’écolier, méthodiquement noircis, lui servent de couche consolatrice. Il s’établit dans le quartier populaire Maârif de Casablanca, s’installe du matin au soir à la terrasse d’un café, observe l’effervescence ambiante, noue conversation avec ses voisins, immortalise ses annotations, ses extrospections, ses impressions, sans se soucier de leur emballage stylistique.

Mohamed Zafzaf restitue les résistances ancestrales aux déferlantes modernisantes, les acclimatations judicieuses aux contraintes uniformisantes, les adaptations astucieuses aux contingences traumatisantes. L’option célinienne constitue son atypique esthétique. Il disparaît dans la force de l’âge à cinquante-six ans, foudroyé par la plus cruelle des maladies. Il compose, entre temps, des œuvres majeures, Dialogue au bout de la nuit ,  (Damas, 1970), La Femme et la Rose , (Beyrouth, 1972), Trottoirs et murs , (Bagdad, 1974), Des Tombes dans l’eau (1978), Des Maisons basses (1979),  Le Serpent et la mer (1979), L’Arbre sacré (1980), Les Gitans dans la forêt (1982), L’Œuf du coq  (Casablanca, 1984), Tentative de vie (1985), Le Roi des djinns (Casablanca, 1988), Ange blanc (1988), Le Renard qui apparaît et disparaît (Casablanca, 1989), Le Quartier derrière (1992), La Charrette (1993), Bouches grandes ouverts… Sept romans, neuf recueils de nouvelles et quelques pièces de théâtre

Le Renard qui apparaît et disparaît est emblématique de la description pointilleuse, traversée d’ironie socratique, d’une société schizophrène écartelée entre audaces novatrices et nesciences inhibitrices, empêtrée tout entière dans le complexe de Sisyphe. Le récit narre le quotidien d’un pauvre travailleur, constamment à la tâche, sans maîtrise sur sa destinée, qui guette ponctuellement par-dessus son épaule les catastrophes qui se succèdent. Les cortèges sans fin drainent les marmiteux et les loqueteux, les gueux et les galvaudeux, les dévoyés et les fourvoyés, les égarés et les effarés, les vagabonds et les moribonds, les saltimbanques des ruelles mauresques et les misérables des cloaques pittoresques.

Dans l’Œuf du coq (Editions Le Fennec, 1998)s’introduit par effraction Mohamed Choukri, l’enfant prodige des bas-fonds tangérois, l’alter ego littéraire, le compagnon des beuveries mémorables, des disputes lamentables, des réconciliations honorables. « Notre pays compte de grands écrivains, beaucoup sont méconnus. L’un d’eux, un enfant de la rue, est célèbre dans le monde entier. (Son Pain nu le nourrit au-delà de toute espérance). Il mène une vie étrange. Il ne s’est jamais marié. Il prend un verre de whisky en guise de petit-déjeuner… ». Mohamed Zafzaf comme Mohamed Choukri écrivent au jour le jour, modèlent les petits faits sans contours, qui forment au final de formidables mosaïques mouvantes, fourmillantes d’imprévisibilités romanesques. Tout au long de l’Œuf du coq, l’alcool coule dans les veines comme une toxine purificatoire, le sexe se consomme comme une catharsis blasphématoire. Lhaja, une juive convertie à l’islam par convenance, accueille dans son immeuble miteux des sans-logis et des filles de joie, ectoplasmes survivant dans le simulacre faute d’avoir trouvé une place au soleil. Plus ils rêvent d’une vie confortable, plus ils sombrent dans les ténèbres. Nul salut en enfer pour les meilleures volontés. L’indigence matérielle se double de misère psychologique.

Dans la nouvelle « Une Nuit à Casablanca », Mohamed Zafzaf brosse en quelques phrases l’atmosphère sordide et dangereuse des quartiers lubriques de la capitale économique : « La mer prenait les couleurs glauques de la nuit profonde et de la pluie battante. Les voitures, pilotées par des conducteurs avinés, slalomaient tombeau ouvert sur la chaussée glissante. Les collisions faisaient partie du spectacle. Les passants s’agroupaient comme essaims d’abeilles. Les policiers arrivaient toujours en retard, dispersaient les curieux, embarquaient à coups de gifles et de coups de pieds les réticents, les jetaient hors véhicule sur le chemin moyennant un billet glissé de la main à la main. Les sirènes des ambulances, encore plus en retard, signalaient la gravité des accidents. Les grondements de tonnerre se conjuguaient aux houles mugissantes. Les néons tentateurs clignotaient aux entrées des bars et des hôtels. La musique tapageuse du night-club Oklahoma assourdissait les oreilles. Des corps ensanglantés gisaient par terre. L’averse perdait de son intensité. Des lames abandonnées scintillaient dans le noir. La mer reprenait de plus belle son rugissement. Souad, épuisée, passa la porte étroite, fit quelques pas dans la cour circulaire. Saïd, moyennement éméché, s’approcha, l’entoura de ses bras, l’attira vers lui. « La voiture est près d’ici, où veux-tu aller ». Elle lui répondit : « Où tu veux ». Ils s’engouffrèrent dans le bolide. Elle sortit une cigarette bourrée de kif et la tourna entre les doigts. Elle dit : « J’aime la vie. Je ne veux pas mourir » (traduction Mustapha Saha).

Mustapha Saha

Sociologue, écrivain, artiste peintre