Musiques traditionnelles et développement humain ; quel rapport? La ‘Aïta de Jebala: un patrimoine musical à promouvoir sans le dénaturer

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couv-elmedlaoui

Arri?re plan circonstanciel

Suite ? une s?rie de manifestations scientifiques et de sensibilisation, qui se sont d?roul?es successivement dans plusieurs endroits tournant autour du concept de d?veloppement dans son rapport avec les sp?cificit?s culturelles r?gionales de l??l?ment humain, j?ai consacr? au sujet une s?rie parall?le d?articles journalistiques (v. Ici; en ar.), le dernier portant sur le patrimoine de Jebala en g?n?ral (v. Ici; en ar.). Ce dernier article ?tait une r?flexion personnelle sur la port?e, le contenu et le d?roulement du 1er Colloque International de Taounate, tenu les 24-25 mai 2013 sous le th?me de "Le patrimoine de Jebala au service du d?veloppement". Apr?s avoir soulign? la pertinence et la compl?mentarit? des approches multidisciplinaires du sujet ainsi que l?engagement exprim? par les responsables r?gionaux ? tous les niveaux pour faire des potentialit?s en patrimoine culturel et naturel, des leviers du d?veloppement, ladite r?flexion rel?ve deux faits paradoxaux. Le premier, de fond, est que l?enthousiasme et l?engagement exprim?s par les responsables contrastent totalement avec l??tat catastrophique o? se trouve la nationale, 08, seule art?re pour un rattachement de Taounate au r?seau du tissu socio-?conomique national via F?s, condition sine qua non sans laquelle le discours sur tout aspect de d?veloppement demeure un pur slogan. Le second paradoxe, conjoncturel et de forme, est qu?alors m?me que ledit colloque s?est tenu sous le th?me de "Le patrimoine de Jebala au service du d?veloppement", l?animation artistique offerte au public (nationaux et internationaux) ? l?occasion, a ?t? assur?e par un groupe de jeunes amateurs de vari?t?s, avec une pr?dominance du r?pertoire du pays du Cham (des "ya lil, ya ?in" de Sabah Fakhri), comme si le pays de la ?a?ta et du ?yyu?, Jebala en l?occurrence, manque de potentialit? artistique authentique (M. La?roussi, Chama Zaz, etc.).

Aujourd?hui, apr?s un an, et ? l?occasion du 2?me Colloque de Taounate (5 juin 2014), force est d?avouer que les deux paradoxes semblent ?tre lev?s dans une large mesure. La route 08 a r?uni maintenant les conditions standards d?une v?ritable route nationale qui incite l?usager (touriste, investisseur) ? revenir et qui ne tardera pas ? avoir des impacts imm?diats sur les autres ?quipements d?accueils ? Taounate (h?tels, services), un objectif qui ne sera pourtant pleinement atteint qu?avec la r?alisation du projet de la double voie?: F?s-Taouanate et Taounate-Tissa via Taza. Le deuxi?me paradoxe, m?me s?il reste vrai dans sa signification circonstancielle (l?occasion d?un colloque sur le patrimoine), me semble aujourd?hui avoir ?t? h?tivement formul?. En fait, juste un mois apr?s la premi?re ?dition du colloque, la 2?me ?dition du "Festival de Taounate pour la A?ta de Jebala" fut organis?e (14-16 juin 2013), et sa 3?me ?dition est pr?vue pour 20 juin 2014.

Nous pouvons maintenant aborder le rapport entre formats de musiques traditionnelles et politique de d?veloppement socio-?conomique et humain, l?exemple de la A?ta de Jebala ne servant ici que d?un exemple.

Rapport entre musical et social

Il est bien connu en ethnomusicologie (?tude des rapports entre formats musicaux et organisations ethnoculturelles et socio?conomiques) que les structures des genres musicaux dits "musiques traditionnelles" (les A?ta, Ahwash, Ahidus, Malhun, Guedra, Alawi, etc. pour le Maroc) constituent des cadres socioculturels symboliques qui refl?tent l?organisation sociale et r?gulent les cadres spatiotemporels de ses dimensions socioculturelles et socio?conomiques, stationnaires ou en devenir. En tant que repr?sentations symboliques, les formats musicaux assurent un tel r?gulation gr?ce ? la d?finition et ? la codification des r?les et des circonstances dans la production des ?l?ments de la musique (paroles, m?lodies, instruments, danse, etc.), ainsi que dans sa consommation. Il s?agit, en bref, de qui (homme, femme, adulte, classe, ethnie, etc.) a le droit de faire quoi, comment, o? et quand? La codification porte ?galement sur le costume, les instruments ainsi que sur le d?roulement et l?encha?nement des s?quences d?une s?ance d?un genre musical, en termes m?lodiques, rythmique et de tempo.

C?est donc cette interconnexion dialectique qui met l?objet musical au c?ur du volet culturel de tout plan volontaire du d?veloppement humain, dont d?pend tout d?veloppement en g?n?ral. Lors de ce 2?me Colloque de Taounate, trois intervenants (B. Azzaoui et D. Sa?di et M. Boukherouk) ont tous soulign? l?imp?ratif du syst?me dit "?conomie sociale solidaire" (intervention de l?Etat, des repr?sentants et de la soci?t? civile dans la r?gulation du march?), comme alternative transitoire "pour le d?veloppement humain dans les espaces fragiles et p?riph?riques" pendant toute transition de l??conomie traditionnelle d?autarcie vers l??conomie moderne du march? libre. A cause de son volet social avec ce qu?il exige comme moyens appropri?s de communication et de mobilisation, un tel syst?me alternatif ne peut pas ?tre assur? sans tenir compte de certaines formes culturelles d?encadrement symbolique de la soci?t? cibl?e telle qu?elle est dans son ?volution, et en premier lieu, les formes symboliques des genres musicaux qui accompagnent l?organisation sociale et l?encadrent. Tout ceci revient ? souligner l?importance d?une connaissance scientifique formelle des formats de ces genres du point de vue musicologique et ethnomusicologique. Et c?est dans cette perspective que s?inscrit mon propre expos? dans ledit colloque, intitul? "Les rythmes impaires des musiques marocaines; l?exemple de la A?ta de Jebala". J?en r?sume l?essentiel pour conclure.

La structure de la A?ta de Jebala comme exemple

Comme l?a bien pr?cis? Ahmed Aydoun dans son ouvrage de 1992 (Musiques du Maroc; p:111-115), le d?roulement s?quentielle d?une s?ance A?ta de Jebala est le suivant: (i) un pr?lude instrumental improvis? et non rythm? dit ?ar-rayla?, dont la fonction est juste d?annoncer les notes modales, (ii) la ??ayta? au sens restreint qui consiste en un accompagnement m?lodico-rythmique sur une mesure ? 9 temps en cinq frappes (1-longue, 1-br?ve, 3-longues), (iii) un rythme quinaire dit ?goubbahi? sur une mesure ? 5 temps en quatre frappes (1-longue, 3-br?ves), et enfin (iv) un rythme divertissant final invitant ? la danse dit ?dridka? sur une mesure ? 6 temps en quatre frappes (1-longue, 2-br?ves, 1-longue). Or, ce ? quoi l?on assiste aujourd?hui, sous la pression de l?acc?l?ration de la temporalit? socio?conomique, administrative et de programmation ?v?nementielle, ainsi qu?? cause de la demande du march? de l??v?nementiel, vif ou t?l?vis?, ax? sur le divertissement grand public h?t?rog?ne, est une tendance ? r?duire le d?roulement authentique de la A?ta de Jebala ? sa seule phase finale la dridka, interpr?t?e en plus sur des tempos de plus en plus rapides. Cela revient ? dire que, faute d?une prise de conscience et d?une vigilance culturelle aux niveaux de la gestion et de la direction scientifique du fait artistique, la A?ta de Jebala s?achemine, par la force de la seule logique de la demande du march? libre de l?animation artistique, vers la perte des ?l?ments essentiels qui fondent sa sp?cificit? musicale authentique au niveau du rythme, que sont le rythme ? neuf temps (tak-tr-tan-tin-tan) dit ?ayta et le rythme ? cinq temps dit goubbahi. Cette d?rive de d?structuration n?aura pas seulement des cons?quences au niveau purement musical en lui-m?me vu ? l?aune du patrimoine immat?riel. Elle aura ?galement, comme r?sultat, de d?pourvoir la A?ta, en tant que format de musique traditionnelle, de tout son pouvoir d?encadrement socioculturel, et ce en l?uniformisant dans le registre atone des vari?t?s.

Ce type de d?rive vaut, en fait, pour tout un pan d?autres genres musicaux qui font la sp?cificit? de la musique marocaine sur le plan du rythme en cela qu?ils sont tous ? base de rythmes impaires dits dans certains jargons "rythme bancals" (lmizan le?r?j). C?est le cas notamment de la mesure ternaire de la Guedra, du quinaire simple du Malhun et la A?ta de jebala ainsi que de l?Ahwash, de l?Ahidous et du Mizan de Hewwara. C?est ?galement le cas du quinaire double de l?Ahidous, du quinaire combin? au septain dans le Mizan de Hewwara, du nonante de la s?quence ?ayta de la A?ta de Jebala, etc. J?ai en fait relev? personnellement plusieurs cas o? certains de ces genres d?rivent, ici et l? en pratique, pour converger tous vers la fameuse dridka hyper-dansante, ? six temps (tetaq-dedaq, tetaq-dedaq), tendant ainsi vers une uniformisation catastrophique appauvrissant, qui menace de r?duire ces genres musicaux en de simples costumes folkloriques particuliers (la djellaba et le turban par exemple). Bref, les modes et les rythmes font partie du patrimoine culturel intangible qui a la propri?t? de pouvoir dispara?tre sans que l?on s?en aper?oive comme l?on s?aper?oit de l??croulement d?un monument historique.

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